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Quand l'art enlaidit le monde


« Le voyage miraculeux », de Damien Hirst : une œuvre monumentale constituée de quatorze sculptures en bronze érigée devant un hôpital au Qatar. (photo : © AFP)
« Le voyage miraculeux », de Damien Hirst : une œuvre monumentale constituée de quatorze sculptures en bronze érigée devant un hôpital au Qatar. (photo : © AFP)

Dans « Ce qui n’a pas prix », son dernier essai (paru chez Stock), Annie Le Brun nous invite à réveiller notre jugement critique et à entrer en résistance contre "l'enlaidissement du monde » auquel contribuent ces artistes prédateurs qui occupent le devant de la scène. Envahissant l’espace public avec des œuvres toujours plus gigantesques et sidérantes, ne contaminent-ils pas aussi nos espaces intérieurs ?

L’art a ce pouvoir de nous faire ressentir le monde dans sa complexité à travers d’autres sensibilités. Au-delà du pur plaisir esthétique, il peut nous révéler à nous-même voire, devenir une thérapie face à nos propres obsessions. Il peut être engagé, dérangeant, provocant…


Pour toutes ces raisons, l’art et les artistes de tout temps ont aussi été souvent instrumentalisés par les puissants, dieux, princes ou dictateurs, pour mieux manipuler les masses. À l’ère de l’hypercapitalisme, c’est le marché qui dicte sa loi. L’art dit «contemporain », selon l’écrivain et philosophe Annie Le Brun, serait ainsi en train de se muer sous nos yeux en une vaste « entreprise de désensibilisation des foules.

Dès les premières pages, le ton est donné : guerrier ! « Aujourd'hui, la seule issue qui nous est imposée est la marchandisation du monde. Il y a à travers l'art contemporain une guerre généralisée, omniprésente, concertée, contre tout ce qui échappe à sa commercialisation. »


Les artistes contemporains sont en première ligne dans cette tentative de récupération totalement assumée. « En permanence, ils font passer la dévastation de la sensibilité et de toute réflexion esthétique qu'ils mènent pour quelque chose de risible et d'insignifiant. »



Descente dans les limbes d'Anish Kapoor : un "trou noir" de plus de 2,5 mètres de profondeur.

Pour la toute première fois dans l’histoire de l’art, un artiste, Anish Kapoor, s’est ainsi approprié l’exclusivité d’une couleur : l’ « ultra-noir » (commercialisé sous le nom de Vantablack). Créé à des fins militaires pour dissimuler des avions de combat furtifs à la vue des satellites, ce noir absolu a le pouvoir de faire disparaître tout relief. En 2016, un sexagénaire qui visitait son exposition au musée Serralves de Porto s’est d’ailleurs retrouvé à l’hôpital après une chute dans une de ses œuvres (« Descente dans les Limbes ») : un trou noir de 2,5 mètres de profondeur ! De l’art de créer la polémique pour faire monter sa cote.


Jeff Koons, chantre de la «désacralisation de l’art », atteint des sommets de kitsch et de laideur dans sa collaboration avec Vuitton où les plus beaux chefs d’œuvre tableaux de Monet, Vinci, Van Gogh ou Fragonard sont imprimés sur des sacs à main. Des objets de luxe vendus autour de trois mille euros, adoubés par les plus éminents experts culturels, et qu’un journaliste du Guardian, Jonathan Jones, présente comme… « une méditation en forme de sac » ! (sic)






Le britannique Damien Hirst, connu ses cadavres d’animaux en cours de putréfaction dans le formol et son goût du morbide, est allé plus loin encore en organisant lui même une vente aux enchères de deux cent vingt de ses propres œuvres chez Sotheby’s : « Le but, c’est de jouer l’art contre l’argent. S’il s’avère que l’argent gagne, alors l’art devra s’en aller.»


Le pire, pour Annie Le Brun, c’est que les grandes institutions intellectuelles comme Le Louvre ou le Centre Pompidou se font complices de cette mercantilisation : « Ce qu'il se passe dans les musées est la même chose que ce qu'il se passe dans les grands supermarchés: on y voit partout à travers le monde les mêmes codes, les mêmes marques, les même produits, les mêmes artistes."


Bien sûr on ne peut pas réduire tout l’art contemporain à ces quelques têtes de gondole des grands collectionneurs. Avec sa plume alerte et incisive, l’auteur nous fait réfléchir plus profondément sur ce que sont la beauté, la vraie valeur de l’art et le rôle de l’artiste. Elle nous propose de relire Élisée Reclus, le géographe libertaire et visionnaire qui le premier établit le lien entre laideur et servitude : « Là où le sol s’est enlaidi, où toute poésie a disparu du langage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes. »

Elle nous fait aussi entendre la voix oubliée du poète et boxeur Arthur Cravan, neveu d’Oscar Wilde, proche des surréalistes. Cette citation de 1912 revêt des accents prophétiques : «Dans la rue, on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme».







L’auteur : Annie Le Brun


Née en 1942 à Rennes, ultime surréaliste en 1963 (suite à sa rencontre avec André Breton), amoureuse du marquis de Sade, Annie Le Brun ne craint pas de s’en prendre à la pensée dominante.

Anticonformiste et rebelle, elle fait parler d’elle dans les années 1970 avec son pamphlet cinglant contre les féministes et leur « corporatisme sexuel ».

Auteur de très nombreux essais, elle s’est pourtant vue refuser son dernier manuscrit,

« Ce qui n’a pas de prix » par son éditeur Gallimard : le collectionneur Bernard Arnaud, nommément cité parmi les prédateurs de l’art, fait partie des actionnaires…




À lire aussi :

Bernard Lahire : « Ceci n’est pas qu’un tableau » sur l’art, la domination, la magie et le sacré (Éditions La découverte). Un pavé et un livre de référence qui décrypte avec les formes de domination qui se cachent derrière l’admiration des œuvres. Et qui nous explique aussi par quelle « magie » un tableau « ordinaire », estimé en 1986 à 12 000 euros, se retrouve transformé dix ans plus tard en trésor national, acquis pour 17 millions d’euros par le musée des Beaux Arts de Lyon, après avoir été attribué à Nicolas Poussin.

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