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Le goût du vrai d'Étienne Klein

En plein confinement, Le Parisien révélait les résultats d'un drôle de sondage (1). Alors même que les premiers essais cliniques n’étaient pas finis, le quotidien interrogeait les Français sur l’efficacité de la chloroquine pour lutter contre le coronavirus. 59% des personnes ont répondu affirmativement et 20% par la négative. Seuls 21% ont dit qu'ils ne savaient pas. Il y a donc quelques mois, près de 80% de nos concitoyens pensaient savoir ce que personne ne pouvait alors savoir… (2) Il n'en fallait pas tant pour que le physicien et philosophe des sciences Étienne Klein rédigeât « Le goût du vrai », 17ème opus des Tracts Gallimard.


Etienne Klein est philosophe des sciences et directeur de recherche au CEA, producteur de l'émission "La conversation scientifique" sur France Culture© Photo NR
Étienne Klein est philosophe des sciences et directeur de recherche au CEA. Il est également producteur de l'émission "La conversation scientifique" sur France Culture – © Photo NR

Si l'enquête du Parisien est significative de quelques biais – dont celui d'être plus enclin à croire les idées qui nous conviennent que celles qui nous contrarient ou celui de « l'effet gourou », qui nous fait prendre pour argent comptant les propos émanant d'un leader charismatique, en reléguant aux oubliettes toute rationalité (3) –, elle traduit aussi et surtout la crise actuelle de la parole scientifique. Et ce ne sont pas les nouvelles façons de communiquer sur Facebook, Tweeter et consorts qui vont améliorer la situation... Ces réseaux sociaux où comme le souligne Étienne Klein, « à force de fabriquer de la fugacité, puis de la renouveler sans cesse, à force de promouvoir la vétille comme épopée du genre humain, les formes de la communication se transforment en une vaste polyphonie de l'insignifiance. Dès lors, tout travail de discernement, de clarification, de transmission de ce qui est complexe, relève quasiment de l'héroïsme ».


Faire des sciences c'est « penser contre son cerveau »

Un autre biais souvent à l’œuvre dans la méconnaissance du monde prend source dans notre attitude à faire facilement crédit aux intuitions premières, à ce que nous ressentons et pensons dans l'immédiateté de nos expériences, quitte à se faire berner par les apparences. « Or non, la gravité ne fait pas tomber les corps lourds plus vite que les corps légers – même si l'on voit bien que les boules de pétanques chutent plus rapidement que les feuilles mortes », rappelle le physicien (4).


« Penser contre son cerveau »... apparemment paradoxale, cette citation de Gaston Bachelard extraite de La Formation de l'esprit scientifique suggère combien faire acte de science (mais aussi de connaissance) revient à se déposséder de la pensée routinière, à aller au-delà de ce qui est évident et instinctif, à interroger le réel avec un esprit ouvert, pour s'autoriser à voir derrière le voile trompeur des évidences. « La science réclame de l'audace, celle de s'ouvrir à une autre pensée que la pensée immédiate, afin de provoquer celle-ci, de la tester, voire de la contester » précise Étienne Klein.


Les théories de la relativité restreinte (1905) et relativité générale (1915) sont des illustrations épistémologiques du « Penser contre son cerveau » de Bachelard

En 1905, Albert Einstein, jeune employé au bureau fédéral des brevets à Berne, révolutionne la physique. Son coup de maître : avoir érigé le résultat des expériences de Michelson-Morley (l'invariance de la vitesse de la lumière) au rang de postulat. La genèse de la relativité restreinte est un superbe exemple du « penser contre son cerveau » de Bachelard. Car il a fallu à Einstein l'audace de penser en dehors du cadre dominant de la mécanique newtonienne et une bonne dose de confiance en soi pour dépasser certaines conclusions contre-intuitives de la théorie. On rappelle le résultat le plus étonnant de la relativité restreinte : une horloge en mouvement est plus lente qu'une horloge au repos (5).


Vérité et mensonge, le temps de la « post-vérité »

Les vérités d'ordre purement mathématique ne dérangent pas les pouvoirs en place. Aucune « démocratie », aucune entreprise ne remettra en cause la validité du théorème de Pythagore. Il en va différemment pour d'autres « vérités de science » qui peuvent s'avérer dangereuses pour les intérêts économiques ou symboliques d'une autorité. En son temps, les découvertes de Galilée (destituant l'homme du centre de l'Univers) ne furent guère appréciées par l'église catholique. Et aujourd'hui, les pouvoirs politique et industriel sont bien embêtés par les préconisations des scientifiques de la biodiversité.


Étienne Klein aborde aussi les « distinctions flottantes », entre vérité et mensonge, dans les régimes totalitaires : « L'histoire y est constamment réécrite en fonction des besoins du moment et les découvertes de la biologie, de la physique, peuvent être niées ou reformulées pour peu qu'on les juge inappropriées ». En se référant à 1984 et à sa novlangue, le philosophe des sciences évoque comment une réduction du nombre de mots d'une langue et sa simplification grammaticale permettent aux dictatures de réduire l'exercice de l'intelligence chez les individus et donc leur esprit critique.


Orwell décrit dans 1984 un autre outil (sémantique) très efficace pour détruire la vérité : la double pensée. Cette expression, révélée par l'écrivain britannique, représente l'association de deux termes (mots, idées ou concepts) contradictoires – exemples de double pensée extraites du roman dystopique : « La guerre, c’est la paix » ou « La liberté, c'est l'esclavage ». Les propositions « P » et « non P » ne peuvent simultanément être équivalentes. Aussi, accepter l'identité de 2 concepts diamétralement opposés n'est possible que si on met la pensée sur « OFF ». Le but de la double pensée est d'abolir toute forme de résistance, de contestation sociale ou politique.


2+2=5 est un exemple de double pensée... En 1941, Georges Orwell écrit dans "Looking Back on the Spanish War" que le nazisme récuse l'existence de la "vérité" par la prise de contrôle du passé en convertissant les affirmations du chef en vérité totale : « S'il dit que deux et deux font cinq, eh bien, deux et deux font cinq. Cette perspective m'effraie bien plus que les bombes. » – Cassowary Colorisations, Flickr // CC by 2.0

Si le propre d'un régime totalitaire est de supprimer la vérité, les sociétés considérées comme avancées ont une tendance, depuis les années 1970 – en fait, dès la fin des Trente glorieuses –, à « ne pas accorder de crédit à ce [qu’elles savent], dès lors que les implications théoriques ou pratiques de [leurs savoirs] les chagrinent, [leur] déplaisent ou [les] embarrassent » énonce Étienne Klein. Ce phénomène, dit de « post-vérité », impacte toutes les démocraties. Aux États-Unis, la « post-vérité » a atteint un sommet vertigineux avec la présidence Trump (6). En particulier, quand l'histrion décrète en 2017 que le réchauffement climatique n'existe pas, parce que son existence lui est déplaisante… du moins, est incompatible avec les intérêts de l'industrie des hydrocarbures.


En temps de « post-vérité », les vérités scientifiques sont tenues de plaire.


Le talon d'Achille des sciences, « prendre enfin acte de ce que nous savons »

Le goût du vrai ne constitue pas pour autant une glorification fermée envers la science. Car, si nous en sommes à ce point de rupture avec le vivant, la science moderne, née de la démarche galiléenne, a une part de responsabilité dans cet échec. Depuis la Renaissance, l'homme occidental s'est éloigné de la nature, jusqu'à s'estimer suffisamment émancipé, voire au-dessus de celle-ci et même, comme un être d'antinature selon Descartes (7). Et Étienne Klein d'ajouter : « Le monde s'est comme dissocié. D'un côté, la nature, appréhendée sous le seul angle physico-mathématique ; de l'autre, l'homme, renvoyé à lui-même, à la solitude de sa raison et de ses affects. »


Les anthropologues ont montré que cette séparation entre l'homme et la nature est spécifique de la pensée occidentale. Partout ailleurs qu'en Occident, les sociétés humaines cohabitent avec le monde non-humain (plantes, arbres, animaux, air, eau,...) sur un même plan, selon le mode de l'intrication. Chez eux, contrairement à chez nous, « les frontières de l'humanité ne s'arrêtent pas aux portes de l'espèce humaine » (8). Les indiens Achuar, en Amazonie, considèrent les plantes et les animaux comme des personnes ; de facto, cette vision du monde leur confère un respect des écosystèmes dans lesquels ils vivent (9).


La séparation entre nature et culture a permis le développement des sciences et des techniques. Mais, écrit Étienne Klein, «c'est à cause de cette même séparation que la nature, finalement traitée comme si elle était à notre seule disposition, s'est peu à peu abîmée.» On se doit cependant de nuancer la responsabilité de Galilée dans cette affaire : la science est une chose, ce qu'on en fait en est une autre. Il ne faudrait pas « liquider l'esprit de la science au seul motif d'un mauvais usage du monde » (10). L'obsession matérialiste de nos sociétés contemporaines n'a pas contribué à préserver l'environnement.


Il y a péril en la demeure et nous le savons depuis longtemps… Mais depuis longtemps, nous faisons semblant de ne pas croire ce que nous savons, comme si nous souffrions de cécité volontaire… Étienne Klein invite dans le Goût du vrai à prendre enfin acte de ce que les sciences du vivant – et aussi les sciences humaines – nous disent du diptyque complexité/vulnérabilité. Il serait en effet bienvenu d'éviter que la Covid-19 ne parte comme elle est venue (11).







Notes et références :

(1) L'article du Parisien est daté du 5 Avril 2020 et s'intitule : « Covid-19 : 59% des français croit à l'efficacité de la chloroquine »


(2) Incipit de l'ouvrage d'Étienne Klein revisité


(3) « L'Effet-Gourou » de Dan Sperber (trad : Nicolas Pain)


(4) [Les équations Clefs de la Physique] La loi de la chute des corps,#2


(5) [Comment ça marche] Invariance de la vitesse de la lumière et relativité du temps


(6) Le terme de « post-vérité » a été introduit par Steve Tesich dans son livre « La Déroute de l'Amérique » (1992), où selon l'auteur, à la suite des mensonges de Richard Nixon, le peuple américain en serait venu à refuser la vérité, avec son lot d'informations décevantes pour ne pas dire désespérantes


(7) Étienne Klein explique que l'individu antinature de Descartes ne l'est pas tant dans le sens où il serait opposé à la nature, mais plutôt où (par essence) il serait autre chose que celle-ci.


(8) Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005


(9) Ibidem


(10) Étienne Klein, Galilée et les Indiens, Flammarion, 2008


(11) Référence à la phrase d'Albert Camus dans La peste : « La maladie semblait partir comme elle était venue ».




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