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Contagions et incertitudes

Le 26 mars dernier, le jeune docteur en physique fondamentale et romancier Paolo Giordano publie un petit livre intitulé : Contagions. Un témoignage fort qui nous éclaire sur l’origine de la pandémie, la mathématique de sa transmission et la nécessité du confinement. En France, l'opuscule, traduit par Nathalie Bauer, a été mis en ligne (confinement oblige) en libre accès par les éditions Le Seuil, en attendant son impression sur papier (1).


Paolo Giordano est l'auteur en 2008 d'un premier roman La solitude des nombres premiers avec lequel il remporte le prestigieux prix Strega (l'équivalent du Goncourt en Italie). La solitude des nombres premiers sera traduit en une vingtaine de langue
Paolo Giordano est l'auteur en 2008 d'un premier roman "La solitude des nombres premiers", avec lequel il remporte le prestigieux prix Strega (l'équivalent du Goncourt en Italie). "La solitude des nombres premiers" sera traduit en une vingtaine de langues

La genèse de Contagions est empreinte d'éléments prémonitoires. Dès le 25 février, Paolo Giordano publie un article dans le quotidien milanais Corriere della Sera où il explique, à base de mathématiques simplifiées, l'urgence pour l'Italie de rentrer dans un confinement total. La version web de son article est consultée plus de 3,5 millions de fois. C'est dit-il, ce qui va lui donner « l'élan nécessaire » pour boucler en sept jours à peine l'écriture de son essai (2). Le 9 mars 2020, l’Italie rentre en confinement.


Les Susceptibles, les Infectés et les Rejetés

Ciselé dans une écriture sobre, précise et littéraire, l’essai de Paolo Giordano commence par nous rappeler un détail qui a son importance : le SARS-CoV-2 est le nom du virus, tandis que le Covid-19 est celui de la maladie. Il nous entraîne ensuite dans une petite expérience de pensée : celle de nous mettre à la place du SARS-Cov-2, une des formes de vie les plus simples qui soit, « afin de comprendre son action ». Peu lui importent nos catégorisations humaines, le virus ne tient nullement compte du sexe, de l'appartenance ethnique, de nos croyances, de nos préférences politiques,... Dans sa conquête universelle, il appréhende l'humanité selon 3 catégories : « les Susceptibles, c'est-à-dire tous ceux dont il pourrait contaminer ; les Infectés, c'est-à-dire ceux qu'il a déjà contaminés ; et les Rejetés, ceux qu'il ne peut plus contaminer ». Le groupe des Rejetés est pour le moins paradoxal puisqu'il est constitué des rétablis et de ceux qui décèdent.


« Susceptibles, Infectés, Rejetés : SIR ». Cette classification des individus au regard du virus est à l'origine du modèle SIR, qui est le modèle classique de propagation d'une maladie contagieuse. Présenté pour la première fois dans les années 1920 par les Écossais Kermack et McKendrick à Cambrigde pour expliquer l'évolution de l'épidémie de peste qui eut lieu à Bombay entre 1905 et 1906 (3), ce même modèle est utilisé par Paolo Giordano pour alerter les Italiens sur la nécessité de se confiner afin d’endiguer la propagation létale du SARS-CoV-2.


Les Susceptibes, les Infectés et les Rejetés... telle est la compartimentation de l'humanité selon les virus

Il est important de préciser que le modèle SIR fait comme hypothèse que chaque personne qui a guéri de la maladie contagieuse est immunisée pour toujours contre cette maladie. Or, dans le cas du Covid-19, nous n'avons pas de certitude à ce sujet. Le modèle SIR peut s'avérer être une simplification très approximative de ce qui peut réellement se produire. Il donne à voir néanmoins le profil exponentiel, « l'ossature transparente de toute épidémie. »


Faute de vaccin, qui ferait passer les Susceptibles en Rejetés, sans avoir à traverser la maladie (donc à séjourner quelques temps chez les Infectés), il reste à composer avec « une forme un peu désagréable de prudence » et beaucoup de patience. En attendant le vaccin, nous sommes aujourd'hui à peu près 7 milliards d'humains Susceptibles.


Le R0 et la non-linéarité des lois naturelles

Le R0 (ou le taux de reproduction du virus) est une valeur clé dans une maladie contagieuse : il représente le nombre moyen de Susceptibles qu'une personne Infectée peut contaminer. Pour la maladie du Covid-19, il est d'environ de 3. Ce qui nous importe, c'est de diminuer le R0 pour qu'il devienne inférieur à 1. Si chaque Infecté contamine moins d'une personne Susceptible, l'épidémie s'éteindra.


Paolo Giordano évoque dans Contagions un souvenir d'enfance sur les autoroutes italiennes. Tracassé par la vitesse excessive des automobilistes, son père ne manquait pas de pester sur le fait qu’ils devaient tous ignorer que « la violence d'un choc n'augmente pas proportionnellement à la vitesse, mais à son carré ». Ce n'est que bien plus tard, avec la formule de l'énergie emmagasinée par un corps en mouvement, l'énergie cinétique (E = 1/2 mv^2), que le futur romancier comprend l'allusion de son père : le choc représente l'énergie et il est bien proportionnel à la vitesse multipliée par elle-même. En clair, « faire un excès de vitesse n'était pas plus dangereux [qu'il ne croyait] : c'était beaucoup, beaucoup plus dangereux. »


Contrairement au fonctionnement de notre logique (peut-être trop marquée par les notions de proportionnalité : 2 fois plus de causes produisent 2 fois plus d'effets), les lois qui régissent les phénomènes naturelles sont pour la plus part non-linéaires. L'évolution des épidémies n'y manque pas. C'est pourquoi, nous assistons depuis 4 mois à une explosion des cas des malades du Covid-19 et à sa propagation planétaire. Notre seule action aujourd'hui pour freiner et aplatir son évolution exponentielle consiste à réduire le R0 du SARS-CoV-2 jusqu'à une valeur inférieure à 1. D'où, le confinement dans lequel nous sommes tous entrés pour réduire (par notre comportement) le taux intrinsèque de reproduction du virus : « abaisser le R0 est le sens mathématique de nos renonciations. »


Pandémies et fonte des habitats naturels

On a beaucoup spéculé au début de l'épidémie sur l'animal « bouc-émissaire » qui était à l'origine de cette catastrophe. S'il est essentiel de comprendre ce mystère, la chauve-souris et le pangolin ont rapidement été pointés du doigt par en définitive le principal responsable : l'homme et son agressivité envers l'environnement (4).


La disparition accélérée des habitats naturels, due à la déforestation et un urbanisme effréné, favorise le contact de l'homme avec des animaux sauvages infestés d'agents pathogènes (pour l'humain). Et Paolo Giordano d'appuyer : « Si nous parvenions à nous défaire d'un peu de notre égocentrisme, nous constaterions que ce ne sont pas tant les nouveaux microbes qui viennent à nous, c'est plutôt nous qui les débusquons. »


Ebola est un exemple du mécanisme de transmission virale à travers différentes espèces (qu'on appelle « passage de la barrière d'espèces »). Nous savons que les chauves-souris, porteurs sains comme pour les coronavirus, jouent un rôle de réservoir du virus Ebola et que les grands singes sont les hôtes intermédiaires qui transmettent le virus aux hommes. Des chercheurs ont remarqué que les épidémies d'Ebola sévissent plus souvent dans les régions ayant subi des déforestations. Chassés de leur territoire, les animaux contaminés se rapprochent des fermes et des villages. Ce phénomène, couplé à celui de la malnutrition qui « pousse des millions d'individus à manger des animaux auxquels il ne vaudrait mieux ne pas toucher », explique la recrudescence ces dernières années des épidémies du virus Ebola en Afrique de l'Ouest.


En marge de l'essai de Paolo Giordano : incertitudes…

En ces temps de confinement, beaucoup s'inquiète. Bousculée dans ses fondements, notre civilisation – basée sur un libre échange mondialisé supposé s'auto-réguler par la seule loi du marché – semble sinon se remettre en question, du moins s’interroger… Il y a ceux qui ont peur que notre monde ne s'effrite comme un château de sable, et d'autres qui craignent le contraire : qu'en fin de compte, l'épidémie du Covid-19 ne parte comme elle est venue (5).


Nul ne sait de quoi l'avenir sera fait… Une certitude cependant partagée par tous ceux qui veulent croire à un monde durable : les règles de fonctionnement de nos économies doivent changer. Le dogme de la rentabilité financière et du consumérisme à tout crin, sans aucune analyse d'impact systémique sur la santé des femmes et des hommes ni sur la destruction de l'environnement, est inconciliable avec la préservation du vivant.


Une action concrète pourrait consister à donner plus de pouvoir à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). La RSE est chargée de la prise en compte des enjeux sociaux et éthiques des activités de l'entreprise (6). On peut envisager de renforcer dans les faits, pas seulement sur le papier les directions RSE en les incluant dans les prises de décisions stratégiques des entreprises, via notamment l'attribution de plusieurs sièges dans les conseils d'administration…


Afin de corriger les régressions sociales et sanitaires actuelles, les Etats pourraient inciter les entreprises et les startups à recentrer leurs innovations dans les domaines des « commons » que sont l'éducation, l'alimentation, l'écologie, l'habitat, la protection et le soin. Dans la même veine, il serait grand temps de valoriser les métiers indispensables à notre existence et à celle de nos enfants, comme les soignants, les professeurs des écoles, les enseignants,...


Les solutions existent : la fatalité est un choix, vivre dans un monde moins chaotique est possible. Néanmoins, le libéralisme devra s'adapter car il n'est plus acceptable qu'il ne prenne davantage soin de notre patrimoine vital. Considérer l'homme et l'environnement dans leur intégrité est plus que jamais essentiel.








Notes et références :


(2) Le Monde Paolo Giordano : « Je ne veux pas passer à côté de ce que l'épidémie nous dévoile de nous-mêmes »


(3) Etude de phénomènes d'évolution : le modèle S.I.R


(4) A ce jour, l'origine de la pandémie de Covid-19 reste floue... D'autant plus qu'une nouvelle hypothèse persiste dans l'opinion : une contamination à partir du laboratoire P4 de Wuhan. L'OMS rejette cette supposition : "Pour elle, toutes les preuves vont vers une « origine animale » et non vers une quelconque manipulation". Quoi qu'il en soit, le lien de causalité entre déforestation (et modes de vie consuméristes) et augmentation des pandémies fait consensus dans la communauté scientifique


(5) Référence à la célèbre phrase extraite de La peste d'Albert Camus : « La maladie semblait partir comme elle était venue »


(6) RSE - Wikipedia




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Pixies – All over the world, extrait de l'album "Bossanova" (1990)







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