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De l'art de ne pas en faire... à la Biennale de Venise



Le chalutier naufragé au large de Lampedusa se retrouve sur le quai de l'Arsenal à Venise à l'initiative de Christoph Büchel, un artiste islando-suisse connu pour son goût de la provocation.

Une coque éventrée de couleur bleue et rouille aux dimensions impressionnantes s'est posée début mai sur les quais de l’Arsenal, les anciens chantiers navals de la Cité des Doges. Nul cartel, aucune scénographie pour expliquer sa présence aux visiteurs qui sirotent leur Spritz sur la terrasse voisine ou se prennent en selfie devant. Il faut acheter et lire le catalogue de la 58e Biennale de Venise pour découvrir qu’il s’agit d’une « installation » de l’artiste islando-suisse Christoph Büchel… et que la dite installation n’est autre qu’un chalutier échoué au large de la Sicile en avril 2015 avec quelque 800 à mille réfugiés érythréens à son bord. Seuls vingt-huit passagers furent repêchés. Ce qui en fait la pire tragédie survenue en Méditerranée au XXIe siècle.


L’épave gisant à 400 mètres de fond avait déjà fait le « buzz » en 2016. Le président du Conseil italien de l’époque, Matteo Renzi, avait dépensé dix millions d'euros pour la faire renflouer, avec l'intention de l’exposer devant le siège de la Commission européenne à Bruxelles, et la sensibiliser au sort des réfugiés. Le projet avait fait flop. Mais Christoph Büchel a eu l’idée de s’en emparer, dans un contexte politique de fermeture des ports italiens et d’hostilité croissante envers les migrants. C’est ainsi que le cercueil d’acier, rebaptisé « Barca nostra », s’est retrouvé à Venise sans autre forme d’intervention artistique.


Art engagé ou coup médiatique sur le dos des naufragés ?

Marcel Duchamp il y a cent ans avait déjà provoqué la polémique en exposant un urinoir en l'état dans un musée. Un geste fondateur de l'art contemporain qui n'a fait qu'ouvrir le débat. Christoph Büchel, un artiste conceptuel connu pour son goût de la provocation, s'était déjà attiré les foudres de la censure lors de la Biennale de 2015, pour avoir métamorphosé l’église de Santa Maria Misericordia en mosquée éphémère.


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En 2015, Christoph Büchel avait déjà fait le buzz lors de la Biennale de Venise en transformant une église désacralisée en mosquée. Installation censurée au bout de deux semaines par les autorités italiennes.

Sur TV Channel, son attachée de presse explique que "l'œuvre n'est pas le vaisseau mais le process qui l'a conduit jusque-là, et que les réactions du public en font partie intégrante." Les initiés, comme le directeur de la Biennale, invitent quant à eux à voir en Barca Nostra «une invitation au silence et au recueillement, un hommage aux chairs dispersées non seulement en mer mais aussi dans la mémoire sélective." Sur les réseaux sociaux, beaucoup s'indignent au contraire d'un manque de respect vis-à-vis des victimes : "Quelle honte. Nous avons perdu notre humanité.» Mais le vrai risque pour Barca Nostra, c'est l'indifférence de tous ces visiteurs qui passent à côté de ce sinistre raffiot en ignorant tout de son histoire et de son statut artistique.



D'un naufrage à l'autre

Le Radeau de la Méduse (1819) de Louis-Théodore Géricault, au Musée du Louvre.

Bien sûr, l'art est fait pour déranger. Il y a tout juste deux cents ans, le jeune Théodore Géricault s’était vu ainsi opposer lui aussi une salve de critiques virulentes avec son Radeau de la Méduse. Corps bilieux contorsionnés, entassés les uns sur les autres dans un clair-obscur caravagesque : le tableau monumental, aujourd’hui parmi les chefs d’œuvre du musée du Louvre, dépeint avec un luxe de détails le naufrage d’une frégate de la marine française (la Méduse) et de son radeau, survenu trois ans avant. À son bord, les 150 malheureux avaient fini livrés aux émeutes et au cannibalisme. Le faits divers à l'époque avait provoqué un vrai scandale d'état. Mais la peinture de Géricault, à laquelle il a consacré trois ans de sa vie, revêt une dimension allégorique universelle qui permet au regardeur de prendre de la distance. Le problème de Barca Nostra, c'est qu'elle risque de ne déranger personne. Un second naufrage pour tous ces morts en Méditerranée auxquels il était censé rendre hommage.



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