Une histoire (subjective) du pétrole
- David Moreno
- 23 oct.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 2 heures
Cette histoire, la nôtre, débute le 27 août 1859. Elle va façonner tout le XXe siècle et mettre en péril le XXIe. Nous sommes en pleine révolution industrielle. Le charbon règne en maître absolu, et la vieille Europe est au faîte de sa gloire. Ce jour-là, en Pennsylvanie, dans l’Est des États-Unis, l’ingénieur Edwin Drake utilise le trépan qu’il a conçu pour faire craquer la roche à 21 mètres de profondeur. Quand le granit se fracture, un liquide noir gicle hors des entrailles de la terre.

Pétrole © Getty Images
La fièvre gagne tout le pays, car on sait désormais que chaque arpent de terrain recèle une richesse potentielle, un nouvel or : l’or noir. Tout un commerce s’organise. Un nouveau terrain d’expérimentation s’ouvre, avec ses propres règles, où chacun peut assouvir ses rêves, réaliser ses ambitions ou pas : hommes d’affaires (plus ou moins) véreux, ingénieurs aventureux, ouvriers acharnés et soumis, contrebandiers de whiskies opportunistes, prostituées désespérées, tenancières de bordels foutraques.
La guerre de Sécession précipite le mouvement : le Nord se rue sur le pétrole pour fournir les lubrifiants et solvants indispensables à ses chemins de fer et à la fabrication d’armes. Il s’agit de produire sans trêve : une guerre doit être menée et surtout gagnée.
Des pans entiers du territoire nord-américain sont saccagés par cette nouvelle industrie : derricks, puits de pétrole et engins mécaniques envahissent rapidement les paysages. Des villes entières surgissent de terre pour disparaître aussitôt une fois les sols asséchés. L’environnement subit alors sa première attaque écologique d’ampleur.
Rien ne semble mieux incarner la beauté et la folie du rêve américain que le pétrole. Le liquide noir représente la liberté extrême couplée à une possibilité de richesse. Le pétrole, c’est le mariage brutal entre le désir de puissance et l’imprévisible.
Dans cette Amérique ouverte à tous et où tout paraît possible, il y a un jeune homme de l’Ohio, diplômé en comptabilité, sec comme une trique, autoritaire et petit de taille (1m54). La particularité de l’individu : une rapacité à toute épreuve. Il rêve les yeux grands ouverts, avec une sainte horreur de ce qui lui résiste. Il faudra que la réalité se plie à ses exigences, ni plus ni moins. Cet homme rêvera toute sa vie de grandeur, sans jamais oublier d’agir par la ruse et la violence.
John Davison Rockefeller
Rockefeller se démarque d’emblée : le forage de puits lui semble beaucoup trop aléatoire. Il préfère, dans un premier temps, laisser aux amateurs d’aventures le soin de faire jaillir le précieux liquide, lui, s’occupera du reste : organiser, raffiner, vendre.
En 1870, il crée sa propre entreprise de raffinerie, la Standard Oil of Ohio. Même si la firme devient rapidement la plus grande du monde, John Davidson Rockefeller considère désormais que rester cantonné à la raffinerie, c’est l’affaire des petits joueurs. Il veut s’étendre, contrôler l’ensemble de la chaine : de l’extraction du pétrole brut jusqu’ à la vente du kérosène, en passant par le transport, le raffinage bien sûr et le stockage, sans oublier le marketing pour vendre au mieux. Il n’y a pas un seul domaine de l’industrie pétrolière qu’il ne veuille exploiter.
Gloutonne au possible, la Standard Oil (l’entreprise originelle est contrainte de changer de nom) absorbe bientôt toutes les autres raffineries du pays. Rockefeller construit, déconstruit, écrase les concurrents, baisse les prix, les remonte, dicte sa propre loi. Infiniment malin, immensément cupide, il incarne l’inventeur du capitalisme moderne, où l’important est de grossir, grossir, grossir, … de manière crue, sans pitié ni morale. Le capitaine d’industrie cèle à merveille les fiançailles du capital et du pétrole, les noces seront explosives et meurtrières.
Le 20 avril 1914, la tension est à son comble à LudLow, Colorado. Plusieurs milliers de mineurs de la Colorado Fuel & Iron Company, détenue par Rockefeller, sont en grève depuis plusieurs mois. Pourtant, leurs revendications sont des plus modestes : la journée de huit heures, un salaire décent, un peu de dignité. Rien n’y fait, la direction refuse de céder. C’est même l’inverse qui se produit : cette situation de blocage lui est insupportable et mérite maintenant des représailles. Elles seront dramatiques.
Une milice, composée en partie d’hommes de main de Rockefeller, attaque à la mitrailleuse le campement des mineurs et de leurs familles. Acculés, les mineurs ripostent à coups de fusil. Après une journée d’échauffourées le campement est entièrement incendié. Vingt-six personnes trouvent la mort : treize mineurs, onze enfants et deux femmes. Ce sera le massacre de Ludlow.

Convoi mortuaire des victimes du massacre de Ludlow
Le pétrole, lui, se porte comme un charme. D’autant plus qu’arrive sa justification la plus parfaite qui soit : l’invention qui va projeter les hommes vers la modernité, l’automobile. L’histoire a de ces rencontres merveilleuses qui abolissent la croyance au hasard et font croire que le pétrole a ici un destin.
Calouste Gulbenkian : Monsieur 5%
Début du XXe siècle. Une région ne tarde pas à être considérée comme le nouvel eldorado : le golfe persique, qui représente près de 40% des réserves mondiales de pétrole. Inutile de préciser que les grandes puissances (l’Angleterre, les États-Unis, la France et l’Allemagne) se disputent ce magot. La fin de la Première Guerre prive les Allemands de parts du gâteau. La période voit éclore les grandes compagnies : Shell, Mobil, Esso, BP, … sans oublier la Compagnie française des pétroles, fondée en 1924, ancêtre de TotalEnergies.
Ce golf doré est l’objet de toutes les convoitises. Trahisons, manigances, conquêtes et protectorats se succèdent, tous les moyens sont bons pour s’en emparer. C’est dans ce contexte d’intrigues qu’intervient notre homme, Calouste Gulbenkian.
Ostende, en Belgique, Le 31 juillet 1928. Cet arménien au charme singulier, réussit à réunir Anglais, Français et Américains au Royal Palace Hôtel. Calouste Gulbenkian leur arrache un accord historique : le Moyen-Orient en trois parts égales, 23,75% chacun, tout conservant 5% pour lui-même (ce qui lui vaudra le surnom de Mr Five Percent). D’un trait de crayon rouge, il délimite un vaste territoire englobant une partie de l’ancien Empire ottoman. Les puissances acceptent la règle qu’il propose : aucune ne pourra exploiter seule un champ pétrolier sans en proposer la part aux autres.

Calouste Sarkis Gulbenkian
Cet accord inespéré fait de Calouste Gulbenkian l’un des hommes les plus riches du monde, et le dévoile tel qu’il est : un stratège hors pair, doté d’une patience infinie et d’une précision redoutable. Son influence est telle qu’il jouera un rôle dans certaines des décisions importantes de la Seconde Guerre mondiale. Il saura notamment encourager Franco à louvoyer entre Hitler et les Alliés. Mais pour l’heure, nous sommes à la fin des années 1920, Monsieur 5% profite à sa manière de son immense fortune : il séjourne à l’année dans une suite au Ritz et dépense sans compter en tableaux de maîtres, en banquets fastueux et en un incessant défilé de très jeunes amantes (quatorze ans en moyenne).
Le règne implacable de l’or noir
1945. Sur le pont d’un croiseur américain, Franklin D. Roosevelt rencontre Ibn Saoud, le fondateur du royaume d’Arabie saoudite. De cette entrevue naît un pacte : Washington garantit à l’Arabie Saoudite la protection militaire en échange d’un accès continu à son pétrole. Personne ne s’intéresse vraiment à cette terre brûlée par le soleil et ravagée par la pauvreté. Mais tout bascule lorsque les ingénieurs américains découvrent du pétrole près de Khobar. En un instant, le désert devient un pays merveilleux.
Ibn Saoud va vivre le restant de ces jours dans une certaine austérité. À sa mort, il laisse cependant une descendance considérable : plus de 80 garçons et filles issus d’une trentaine d’épouses qui, eux/elles, n’hésitent pas à se ruer sur les rivières de brut qui coulent à flots dans le sous-sol saoudien. On construit des empires, on bâtit des palaces. Tout ce cash à profusion devient vite effrayant.
Les États-Unis, de leur côté, renversent le shah d’Iran, soutiennent la montée en puissance du dictateur indonésien Suharto, étendent leur influence au Proche-Orient, puis envahissent le Koweït et l’Irak. Partout, ils avancent avec la même obsession : creuser la terre. Quand on fait une guerre, c’est qu’un puits n’est jamais bien loin.
Car il faut toujours plus de brut. Tout ce qui se trouve devant nous est né du pétrole : villes, voitures, avions, industries, services, armée, luxe et nécessité. Il nous faut plus. On avale 97 millions de baril par jour dans le monde. 179000 litres par seconde. Encore plus. C’est si bon. On sait que cela nous flingue, mais que voulez-vous, le retour à la bougie, c’est ça ?
On ne peut pas, on ne sait pas s’arrêter. On continue d’épuiser les sols, de détruire l’environnement, on accélère le réchauffement climatique. Il faut croire que le monde moderne est à ce prix, et que la fatalité d’effondrement n’ait jamais autant pesé.
Sources :
Pierre Ducrozet, Le Grand Vertige, roman, éd. Actes Sud, 366 pages
John Davidson Rockefeller – Wikipedia
Calouste Gulbenkian – Wikipedia


