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Le 209 rue Saint Maur, d’après le documentaire de Ruth Zylberman

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Le documentaire Les enfants du 209 rue Saint Maur s’ouvre sur le conte des trois petits cochons : « Il était une fois, trois petits cochons qui vivaient avec leur maman dans une petite maison. Un beau jour, la maman qui aimait ces trois fils tendrement  leur dit : mes chers enfants, les temps sont durs et malheureusement je ne peux plus vous élever, vous allez devoir partir et construire votre propre maison. Mais prenez garde au grand méchant loup, il faudra que votre maison soit bien solide pour qu’il ne puisse entrer et vous manger. Ils s’en allèrent donc chacun de leur côté pour se construire une maison. »


Par sa voix off, ponctuée par ce conte et du jeu de mains papier, caillou, ciseaux, l'écrivaine et réalisatrice Ruth Zylberman, nous fait le récit d’un immeuble de pierres resté invulnérable malgré la fragilité de la condition humaine, le passage des générations, et les tragédies de l’histoire avec sa grande Hache. Elle donne la parole à d’anciens enfants juifs, pour qui la maison de pierre n’a pas été un abri suffisant pour les protéger du grand méchant loup. Malgré son armure de pierres, des enfants, raflés, déportés, placés, sous l’occupation nazie de la France, de 1940 à 1945 ont eu des vies brisées par la disparition de leurs parents, de leurs familles.


Après les avoir retrouvés, elle les aide brique après brique à reconstituer et à livrer leurs souvenirs d’enfance. Ce documentaire qui leur donne la parole est paru sur Arte en 2018. Il inspirera au cinéaste un livre plus détaillé intitulé 209 rue Saint-Maur, Paris Xème, édité en 2020.


La démarche  de Ruth Zylberman

Ruth Zylberman arpente depuis des années les rue de Paris, en quête de sa terre promise, de son Amérique à elle, un lieu vivant où elle pourrait trouver refuge. Elle cherche un immeuble, où pourraient loger à la fois des habitants, mais aussi des traces de mémoires individuelles et collectives, stratifiées en couches successives. Elle part en quêtes de traces, souvent ténues et fragiles, dans lesquelles le temps s’est déposé, sans laisser de témoignages officiels.

 

Après de nombreuses déambulations urbaines, elle jette son dévolu sur l’immeuble du 209 rue Saint Maur, dans le dixième arrondissement de Paris. Elle croise ses intuitions, ses observations architecturales avec des sources historiques, géographiques, cartographiques. L’historien Serge Klarsfeld et le géographe Jean Luc Pinol ont cartographié la ville de Paris entre 1942 et 1944, relativement aux arrestations et aux déportations d’enfants. Sur cette carte parsemée de ronds rouges figure l’immeuble 209 rue Saint Maur, avec l’existence de neufs enfants déportés.


L’immeuble 209 rue Saint Maur est un endroit ordinaire où s’est déroulée la micro-histoire de ses habitants, insérée dans l’histoire de France elle-même traversée par de nombreux courants migratoires intra et extra européens.


De nombreuses personnes issues des pays de l’Est, d’Italie, fuyant les pogroms, le fascisme et la misère y ont trouvé refuge et abri dans un premier temps de leurs arrivées. Puis, elles se sont retrouvées dans un piège, terrain de la chasse à l’homme, sous l’occupation nazie de la France dès les années 1940.


Le chez soi, l’intime retrouvé, le familier ont alors été effracté du dehors. Cet immeuble parisien a fait partie d’un des lieux du déroulement du mal se déclinant en plusieurs types de crimes : l’aryanisation et la spoliation des biens, les dénonciations, les rafles, les arrestations et les déportations. L’immeuble 209  a été à la fois l’objet de la rafle du Vel d’Hiv en juillet 1942, mais a également abrité en son sein des résidents juifs cachés. Des mouvements d’entraide et de solidarité ont côtoyé la banalité du mal.


L’enquête et les archives

Ruth Zylberman écrit l’histoire de cet immeuble à partir des éléments historiques, issus des archives de la préfecture de Paris, des archives de la police et de l’historiographie de la persécution. Elle a été aidée par deux historiens pour dépouiller et analyser ces documents. Elle décrit ce travail difficile mais exaltant comme une quête obsessionnelle du moindre détail, de chaque morceau mémoriel susceptible de reconstruire l’histoire de ses habitants.


Ruth Zylberman, réalisatrice du film documentaire "Les enfant du 209 rue Saint Maur"
Ruth Zylberman, réalisatrice du film documentaire "Les enfant du 209 rue Saint Maur"

En accédant aux recensements réalisés entre 1926 et 1946, Ruth Zylberman trouve des noms, des prénoms, des nationalités et des métiers. Elle reconstitue pièce après pièce à la manière d’un puzzle la topographie de l’immeuble, en suivant la marche des agents recenseurs qui se sont arrêtés à chaque étage, à chaque porte pour répertorier la population. Des décennies après, elle leur emboite le pas pour comprendre la micro-sociologie de ses habitants, qui ne laissent de traces que dans la mémoire des leurs. Ce sont pour la plupart des gens de peu, de conditions ouvrières, logeant sans eau ni électricité, et ayant les toilettes dans les couloirs.


La partie détective privée ou le surgissement de l’imaginaire

De ces bruissements mêlés de noms, commencent à se dessiner dans l’imagination de la cinéaste des espaces, des lieux de rencontre. Se distinguent également des voix, des silhouettes, qui redonnent vie à des habitants disparus. En se posant des questions sur les ascensions sociales, la coexistence de familles nombreuses dans des appartements à pièce unique, sur les francisations des noms en fonction de l’oreille des agents recenseurs, Ruth Zylberman tente de faire parler les archives, de les faire vivre. Elle donne chair à l’inanimé. Elle nourrit sa recherche par son imagination.


La topographie de cet immeuble, composée d’une cour ouverte sur quatre bâtiments, lui laisse le champ libre pour imaginer des regards jetés de fenêtre en fenêtre, des liens et des  interactions entre les habitants dans les couloirs, sur les pavés de la cour, ou bien avec la concierge de l’immeuble, Madame Massacré. En resituant chaque famille dans leur logement, Ruth Zylberman  spécule sur les liens de voisinage, sur la vie quotidienne des locataires et des propriétaires, leurs trajets, leurs habitudes. Avant d’être victimes de l’oppression nazie, elle reconstitue ce qu’ont pu être leurs vies, avant de disparaitre. Ces habitants ont eu une vie ordinaire, ils se sont  nourris, ils ont dormi, rêvé, bercé leurs enfants, tout comme les occupants actuels. Ils ont subi les persécutions, mais ont pu aussi faire des choix, prendre des décisions, de fuir ou de rester, de se rendre au commissariat de police ou non pour déclarer leur judéité.


Le voyage dans le temps, la recherche des survivants

Après le travail minutieux sur les archives, s’engage pour elle un jeu de piste et détective privé, à la recherche des survivants de cet immeuble. Ruth Zylberman se sent alors portée par une sensation de résurrection quand elle retrouve les survivants de cet immeuble, dont deux rescapés des camps de concentration, Albert Baum, et Odette Diament. S’ensuivent des voyages aux Etats-Unis, à Israël, dans un village français. Elle parcourt des espaces géographiques différents, avec comme sésame l’immeuble 209, qui résonne dès le premier appel téléphonique, comme une porte mémorielle ouverte sur le passé.


Ainsi dès le premier appel de Ruth Zylberman, Odette se souvient immédiatement : « je me souviens des sons, des odeurs. J’y suis souvent la nuit en rêve. Je me souviens de tout. Avant la guerre, le 209, avec sa cour intérieure, c’était vraiment l’immeuble le plus important de cette partie de la rue. Je me souviens surtout des jours d’été, toutes les fenêtres étaient ouvertes. Et on entendait les radios des uns et des autres, on voyait les gens qui passaient dans la cour, les hommes avec le filet noir. Ils allaient chercher le vin du dimanche. Ils étaient en maillot de corps. C’était l’ambiance typiquement française, un peu comme les films de René Clair avant la guerre. »


Henry, un ancien enfant caché qui a migré aux Etats Unis, n’a pas envie de se souvenir, tout comme la langue française qu’il a oubliée. Il le dit au préalable à Ruth Zylberman au téléphone : «i want to put all of this behind me ». Il est ambivalent, il veut mettre tout cela derrière lui, tout en acceptant la démarche de Ruth Zylberman, pour que sa petite fille connaisse son histoire. Lorsque Ruth Zylberman se rend chez lui dans l’état de New York, il lui dit : «j’ai laissé tout ça loin de moi. Je m’efforce de ne pas me souvenir car si j’oublie, je suis heureux. Si je me souviens la colère monte en moi. Quand vous êtes en colère, vous êtes le seul à souffrir, donc je suis heureux quand je ne suis pas en colère, quand je ne me souviens pas ». Plus tard, Henry lui demande si les personnes qu’elle rencontre sont souvent en colère. Elle lui répond qu’ils sont souvent pleins d’une peine inconsolable.


Ruth Zylberman sort de cet entretien avec un sentiment d’avoir été contaminée par le désarroi d’Henry. Elle peine à se remettre de ce sentiment de tristesse, et ne peut rien faire pendant quelques jours après son retour en France.


Le dispositif proposé

Ruth Zylberman propose aux survivants qu’elle rencontre de reparcourir la « grande route du souvenir », et de sortir du récit archétypal du témoignage, des chemins battus de la mémoire. Elle propose ce « hors-piste »,  sur les sentiers sauvages pour accéder à une mémoire plus sensorielle, constituée de sons, d’odeurs, et de corps dans l’espace. Elle est consciente qu’elle les entraine sur un chemin dangereux, où chaque souvenir, chaque parole déterrés, extirpés de la crypte de la mémoire peuvent avoir un coût psychique. Ils peuvent menacer l’équilibre d’une vie passé à conserver leurs souvenirs dans le cagibi de leur mémoire.


Ruth Zylberman se déplace avec un immeuble ambulant, constitué de meubles miniatures issus de maison de poupée, d’un bloc note avec un feutre noir. Munis de ces objets, les anciens enfants, habitants de l’immeuble 209 peuvent reconstituer le monde de leur enfance, retrouver le temps d’avant le traumatisme. Sur le bloc note, ils replacent l’emplacement de leur appartement, leurs voisinages, leurs jeux d’enfants. A l’aide des lits, ils restituent, leur chambre d’enfant, souvent disposée dans la même pièce que leurs parents. Situés dans un monde à hauteur d’enfants, ces objets miniatures « étayent le souvenir, canalisent par leur matérialité la souffrance de l’évocation. »


A l’aide de ce dispositif, elle aide les survivants à se constituer un immeuble en papier, dont les contours sont bien délimités par le cerne du feutre noir. C’est une nouvelle enveloppe protectrice, un abri mais aussi un conteneur pour la mémoire. Selon Ruth Zylberman, c’est « comme si, surtout, la mémoire devait être «logée» elle aussi pour se redéployer et ressusciter les affects contradictoires (la peur et le bonheur extrêmes) autrefois ressentis puis engloutis sous le poids du silence et de l’habitude. »


Ce dispositif spatial, avec les objets qu’ils déplacent et remanient au fil et à mesure de leurs évocations leur permet de déployer et projeter leur moi dans l’espace. Par le souvenir de leur chambre d’enfants, la représentation du corps maternel est sollicitée avec les objets qu’il contient.


Pour Albert Baum, adolescent pendant la guerre, la réminiscence se fait autour d’un objet usuel dans les logements ouvriers : la machine à coudre. Par sa présence, le bruit particulier qu’elle émet, elle rappelle le travail de couturière de sa mère. Par extension, la confection des vêtements pour la famille convoque l’enveloppe protectrice du corps, figure de soins et d’attention maternels.


Albert Baum, ancien rescapé du camp d’Auschwitz, où il a réussi à survivre de 1942 à 1944, a plus l’habitude de faire le tour des collèges de sa région pour témoigner de ce qu’il a vécu, et pour dénoncer l’horreur du système concentrationnaire, que de dévoiler l’intime de sa vie. Il est d’abord surpris et mal à l’aise face au dispositif qui lui est proposé. Après avoir perdu sa famille dans les camps, Albert Baum a refait sa vie, s’est marié, a eu des enfants et des petits enfants. Mais une partie de lui est restée dans les camps, comme s’il y était toujours au présent de sa mémoire, de jour comme de nuit. Ruth Zylberman est frappée par ses premiers mots : « Le 209 j’y suis souvent la nuit. »


Albert Baum finit par se prendre au jeu de la reconstitution miniature de l’immeuble, de son appartement. A un moment précis de son récit autour de l’ameublement de son logement, Ruth Zylberman lui tend une machine à coudre miniature avec un tissu de couleur bleu ciel. Il manipule et contemple la machine à coudre longuement sans parler. Cet objet miniature ravive un affect qu’il n’exprime pas mais qui se perçoit sur son visage malgré son silence. Après cette remémoration, Albert Baum entraîne Ruth Zylberman au fond de son appartement, et dévoile au fond d’un cagibi une machine Singer protégée par un tissu. Cet objet qu’il a acquis pendant la guerre pour apprendre à coudre signe la présence pudique de sa mère. Le souvenir présentifié est dévoilé par le soulèvement d’un tissu, tel un souvenir-couverture que l’on délivrait de sa cachette.


La machine à coudre, dévoilée dans le cagibi de la mémoire signe des retrouvailles avec l’objet maternel, et du remaillage possible du tissu des souvenirs, troué, détruit par le traumatisme de la séparation. Par l’intermédiaire de la matérialité de l’objet, offrant des perceptions visuelles, tactiles et sonores, le temps de l’avant du traumatisme est recouvré.


L’irreprésentable, l’inconcevable, se sont produits pendant les rafles. Les mères ont été séparées de leurs enfants dans des conditions dramatiques et deshumanisantes. Resté seul pendant la déportation et après-guerre, Albert Baum tente d’oublier son passé et ses proches : « quand je me suis retrouvé seul, j’étais comme un animal qui doit sauver sa peau. Et puis jusqu’à mon retour de déportation, je n’ai même plus pensé à ma vie d’avant. ça ne m’est même pas revenu à l’esprit. Ma famille, mon passé, c’était oublié. C’est un instinct animal parce que ce n’est pas humain d’oublier ceux qui sont censés vous protéger, la nature voulait que cela soit eux qui me protègent et ils n’ont malheureusement pas pu le faire. Moi non plus je n’ai rien pu pour les préserver. »


Conclusion

L’immeuble 209, peau ou armure de pierre est le lieu de dépôt de traces sensorielles superposées à la manière des pelures d’oignon. Eplucher ses différentes membranes de la mémoire, c’est découvrir ses couches de peinture superposées, ses fissures, ses mots gravés dans les murs. C’est faire ressusciter des souvenirs qui passent par des perceptions visuelles, tactiles, olfactives et le plus fréquemment sonores. Le bruit des pas sur le parquet, dans les escaliers, le grincement de la porte, les murmures ou les cris entendus, le signalement de l’arrivée de la police par les coups de balai de la concierge lors des rafles sont des indices dans la recherche de ce temps retrouvé de l’enfance.


Ruth Zylberman redonne un abri de la mémoire à ses anciens enfants devenus adultes. Elle leur offre des morceaux de puzzle pour reconstituer le temps arrêté de leur enfance. En filmant également les habitants actuels de l’immeuble 209, elle fait dialoguer les générations entre elles. Par ces allers retours entre le présent et le passé, Ruth Zylberman n’enclot pas le temps de l’histoire de l’occupation. Elle fait des ponts entre les générations, les histoires individuelles et collectives, pour nous amener à réfléchir. Avec espoir.






Olivia Cahn





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