Questions à Olivier Hamant, biologiste engagé
- David Moreno
- 11 sept.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 sept.
Olivier Hamant, biologiste et chercheur à l’INRAE, montre à travers ses essais et les conférences qu’il donne la richesse de la robustesse, principe fondamental du vivant. Selon lui, nous ferions mieux d’adopter ce principe à la place de la sacro-sainte performance, qui guide le fonctionnement des sociétés dites modernes. Il a eu la gentillesse de répondre à quelques questions que nous lui avons posées. Concis, concret et pertinent !

Si vous ne connaissez pas Olivier Hamant, il est conseillé de lire au préalable l'article Moins de performance, plus de robustesse pour s'imprégner de la pensée du biologiste. La lecture du billet n'en sera que plus bénéfique.
David Moreno : Le darwinisme social a façonné nos imaginaires collectifs depuis plus d’un siècle, dans un sens disons délétère. Selon vous, quelle serait la première idée fausse à « désapprendre » sur ce darwinisme social ?
Olivier Hamant : L'idée que l'évolution sélectionne les plus adaptés, alors qu'elle sélectionne les plus adaptables. Il suffit en fait de réfléchir une seconde de plus pour se rendre compte qu'être très adapté canalise et empêche toute possibilité de dérailler. Une formule 1 est parfaitement adaptée pour la vitesse, mais elle n'ira pas bien loin sur un chemin de randonnée. Le problème principal avec le darwinisme social, c'est surtout qu'il a contaminé notre culture et nos organisations. Darwin se retournerait dans sa tombe s'il voyait ce qu'on a fait de sa théorie, qui était nettement plus nuancée.
Dans votre essai, Antidote au culte de la performance, on voit que la robustesse est aussi une philosophie de vie. En pratique, quels sont les gestes ou les habitudes simples que l’on pourrait adopter, je dirais dès demain, pour vivre de manière plus robuste ?
Ecouter son corps, par exemple le matin en s'asseyant au bord de son lit, prendre une minute sans rien faire pour détecter le niveau de fatigue, les éventuelles douleurs, et donc les marges de manœuvre à préserver pour ne pas créer une rupture dans la journée. Un autre réflexe est d'essayer de voir le côté positif d'une situation qui ne se déroule pas comme prévu. Par exemple, un train en retard permet peut-être de lire un livre, faire un tour, ou juste méditer en regardant le théâtre urbain. Enfin, sur la plus longue durée, ne pas tomber dans le piège de l'expertise : conserver une pluralité d'activité, non pas pour cocher toutes les cases du citoyen engagé, cultivé, accompli, mais plutôt pour que la diversité des centres d'intérêt permette de s'enrichir (avec d'autres), et d'avoir des échappatoires quand l'une de ces activités devient négative ou toxique (par ex. un passage difficile au travail). L'adaptabilité, donc l'accès activable à une diversité d'options, est un antidote à l'addiction et la dépression qui suit.
Vous le dites et le répétez dans vos ouvrages et vos conférences Olivier Hamant, la robustesse implique de tolérer l’erreur et le fait de ne pas être parfait. Mais dans une société obnubilée par la maîtrise et le contrôle, comment faire en sorte que l’erreur ne soit pas perçue comme un signe de faiblesse, voire d’incompétence ?
L'erreur n'a pas bonne presse, car souvent on ne questionne pas le contexte socio-culturel qui définit ce qu'est une erreur. Il n'y a pas besoin de revenir à la seconde guerre mondiale et la collaboration pour comprendre que l'erreur est hautement subjective. Oublier son smartphone pourrait être vu comme une erreur aujourd'hui, mais ce n'était pas le cas il y a 30 ans. Et aujourd'hui, la déconnexion volontaire est même en train d'être perçue comme une forme de résistance. En fait, dans un monde qui est obnubilé par l'innovation, il suffit de se rendre compte que la nouveauté vient de l'erreur. Sans erreur, pas de nouveauté.
Avec l’exemple de la photosynthèse que vous citez souvent, où seulement 1% de l’énergie solaire est capté et transformé en matière organique, vous montrez que la nature investit dans la marge de manœuvre, plutôt que dans le rendement maximal. Reporté au monde de l’entreprise, cela pourrait revenir à accepter de « produire moins » pour « durer plus ». Pensez-vous qu’un modèle économique robuste soit possible sans rupture radicale avec le capitalisme actuel ?
Bien sûr. A vrai dire de nombreuses entreprises l'ont compris depuis longtemps. Souvent des PMEs familiales qui donnent le primat à la pérennité et la qualité des interactions dans l'organisation, avant le chiffre et l'indicateur de performance. Je suis persuadé que le modèle actuel de l'ultra-performance est en fait déjà mort, mais que l'on ne s'en est pas encore rendu compte. Les fluctuations socio-écologiques et géopolitiques actuelles et à venir sont en train de faire le ménage. Il suffit par exemple de voir comment une erreur de mise à jour de Crowdstrike suffit à stopper tous les systèmes Windows du monde (été 2024) ou, en 2017, comment une cyberattaque russe sur l'Ukraine a failli mettre en faillite MAERSK, la première compagnie maritime au monde.
Vous accordez une place centrale à l’idée de robustesse, que vous opposez à l’optimisation, car elle est bien mieux adaptée à l’instabilité croissante du monde contemporain, avec son lot de crises politiques à répétition, d’injustices sociales, de catastrophes écologiques, de tensions géopolitiques et de guerres. Olivier Hamant, à quoi ressemblerait un État « robuste » ?
Un Etat robuste est surtout un Etat facilitateur, c'est-à-dire qui met en relation les initiatives des territoires, et stimulent la formation de conventions citoyennes. C'est un Etat qui développe la culture participative, notamment à l'école où on apprend à apprendre (au lieu d'apprendre à dépasser les autres) en classe inversée et en pédagogie active. Et c'est aussi un Etat qui reconnaît les territoires et leur robustesse. La robustesse demande la présence de l'Etat ; les Etats faillis ne sont jamais robustes.
La performance est souvent mesurée par des chiffres, alors que la robustesse se voit surtout sur le long terme. Comment rendre la robustesse « mesurable » ou du moins visible, pour la faire accepter dans des environnements gouvernés par des indicateurs ?
Il faut surtout éviter de tomber dans le piège du long terme : dans un monde toujours plus fluctuant, les prédictions pour 2100 arrivent au présent, comme les inondations au Pakistan le démontrent par exemple. Il s'agit plutôt de considérer que nous avons déjà changé de monde, et se concentrer sur les écart-types, et non sur les tendances. Cela implique de donner le primat, non pas aux indicateurs, mais surtout aux stress tests, pour savoir si on a pris suffisamment de marges de manœuvre et pour créer une plus grande diversité de solutions.
Vous terminez votre essai, Antidote au culte de la performance, sur une note optimiste. Pourtant, face à la montée des logiques autoritaires et à la crise écologique, qu’est-ce qui nourrit encore votre confiance dans la capacité humaine à choisir la robustesse ?
Le basculement vers la robustesse est inéluctable, simplement parce que les fluctuations qui viennent nous dépassent largement. C'est l'occasion de dégager un monde obsolète et toxique, un culte de la performance en roue libre qui ne fait plus rêver. Qui veut vivre sur une autoroute ? Mon inquiétude est plutôt sur la phase en cours, qui fait beaucoup de casse inutile, et qui est la responsabilité entière des avocats de l'ultraperformance. La logique autoritaire est une logique sectaire de la performance. La robustesse du vivant nous offre un chemin de vie nettement plus désirable et viable, et ce monde-là ne s'arrête pas de grandir. Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu'une forêt qui pousse.



