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Moins de performance, plus de robustesse

Dernière mise à jour : il y a 8 heures

Les récentes découvertes en biologie font naître un nouvel espoir : celui de troquer la performance (si précieuse aux yeux de l’Occident) contre la robustesse, ce principe fondamental du vivant.


La Tempête de Giorgiono (vers 1508). Ce mystérieux tableau peut être vu comme une métaphore de la protection, de la fragilité, et aussi de la robustesse du vivant dans un monde instable.
La Tempête de Giorgiono (vers 1508). Ce mystérieux tableau peut être vu comme une métaphore de la protection, de la fragilité, et aussi de la robustesse du vivant dans un monde instable.

L’Origine des espèces de Darwin a souvent fait l’objet d’une interprétation erronée (le darwinisme social), encore largement répandue aujourd’hui : celle selon laquelle seuls les plus forts ou les mieux adaptés seraient sélectionnés au cours de l’évolution. Cette lecture déformée de la théorie darwinienne est née du contexte socio-économique de la révolution industrielle au XIXe siècle, qui valorisait déjà la performance et l’optimisation des processus techniques.


La théorie de Darwin a ainsi été instrumentalisée pour justifier une logique concurrentielle propre aux sociétés industrielles, bien éloignée des mécanismes réels du vivant. Autrement dit, ce n’est pas le vivant qui a inspiré nos modèles sociaux, mais nos sociétés qui ont projeté sur la nature la représentation qu’elles avaient de leur propre fonctionnement.


Olivier Hamant, biologiste et chercheur à l’INRAE, l’énonce clairement dans son essai Antidote au culte de la performance : « le vivant n’est pas performant : il n’est ni efficace (il n’a pas d’objectif), ni efficient (il gâche énormément d’énergie et de ressources). » En clair, et contrairement à ce que l’on nous fait croire, le darwinisme social n’a pas lieu dans la nature. Le chercheur rappelle ce que Darwin affirmait en réalité : dans l’évolution, ce sont les individus présentant des caractères satisfaisants qui sont sélectionnés. On est loin de l’idée simpliste des « plus forts » ou des « mieux adaptés ». En revanche, le vivant fait preuve d’une grande robustesse face aux fluctuations de l’environnement – qualité dont nous ferions bien de nous inspirer !


La robustesse des systèmes vivants

Penchons-nous un instant sur un mécanisme étonnant : la photosynthèse. Grâce à l’énergie contenue dans la lumière du Soleil, ce processus permet aux plantes et aux arbres de convertir une partie du CO₂ présent dans l’air en matière organique. Il s'agit d’un mécanisme essentiel à la vie sur Terre.


Or, ce processus physico-chimique indispensable se révèle très peu performant : il affiche un rendement d’environ 1 %, ce qui signifie que seule 1 % de l’énergie solaire est captée et transformée (les 99 % restants sont, pour ainsi dire, gaspillés).


On pourrait s’attendre à ce qu’un mécanisme aussi vital soit parfaitement optimisé. Eh bien, non ! Olivier Hamant n’hésite pas à écrire, entre légère provocation et interrogation : « On est bien loin des panneaux solaires et de leur rendement autour de 15 %. Aucune trace d’optimisation en 3,8 milliards d’années, voilà qui devrait nous interroger. »


Bien évidemment, cette (très) faible performance a une explication. Le biologiste en donne très vite l’essentiel : si la photosynthèse était optimisée uniquement pour maximaliser le rendement, les plantes perdraient leur capacité à s’adapter aux fluctuations de lumière, entre le jour et la nuit, ou d’une saison à l’autre.


La nature se laisse une large marge de manœuvre pour gérer les fluctuations, les turbulences, et même les tempêtes. C’est cela, la robustesse : composer avec des variations imprévisibles et brutales. La nature a préféré une stratégie robuste plutôt qu’efficace, permettant aux plantes de s’adapter, et non de produire à plein régime dans un monde instable.


Photo de Thomas Struth – Paradise (série de forêts tropicales).
Photo de Thomas Struth – Paradise (série de forêts tropicales).

Un exemple encore plus frappant : la température corporelle des êtres humains, qui se maintient autour de 37 °C lorsque tout va bien. Etrangement, la plupart de nos enzymes présentent un optimum d’activité autour de 40 °C. Certaines peuvent même être plusieurs centaines de milliers de fois plus actives à cette température qu’à 37 °C. Pourtant, en temps normal, notre organisme fonctionne de manière satisfaisante.


Ce fonctionnement métabolique n’est pas dû au hasard : ces 37 °C offrent une marge de manœuvre cruciale pour faire face à l’imprévu, comme l’arrivée d’un virus ou d’une bactérie. La fièvre permet alors d’augmenter ponctuellement la température corporelle et de stimuler certaines défenses immunitaires pour combattre le pathogène.


Mais cette performance enzymatique ne peut durer : au-delà de quelques jours, une fièvre à 40 °C dégrade sérieusement certaines protéines et peut conduire à la mort. Et Olivier Hamant de commenter, d’une manière qui évoque la surchauffe actuelle dans le monde du travail : « Chez les vivants, la performance, c’est surtout le risque d’un burn-out. »


Enfin, troisième et dernier exemple : la réplication de l’ADN lors de la division cellulaire.


Pendant la réplication de l’ADN, les nouvelles cellules sont générées à partir des anciennes par copie complète du code génétique. Des erreurs de copie surgissent pendant cette réplication. Ces écarts jouent un rôle fondamental dans la robustesse du vivant : elles introduisent des mutations qui se révèlent parfois bénéfiques, à l’origine de la diversité génétique et de l’adaptation des espèces.


Par exemple, les scientifiques ont découvert chez les Tibétains une mutation génétique qui aide les globules rouges à mieux transporter l’oxygène. Grâce à cette adaptation, ils supportent plus facilement le manque d’oxygène en altitude. Cette mutation vient en fait d’une petite erreur qui s’est produite par hasard il y a plusieurs milliers d’années. Elle a été gardée et transmise en raison de son utilité pour vivre dans les montagnes de l’Himalaya.


Là-aussi, à contre-courant de l’évidence : c’est parce qu’elle est imparfaite que la réplication de l’ADN est robuste. Les erreurs de copie y ouvrent un espace d’exploration : elles permettent à la vie d’emprunter des chemins que la nature, si elle avait été strictement précise, n’aurait jamais foulés.


Sortir de la culture du rendement, notamment à l’hôpital

Olivier Hamant accorde une place centrale à l’idée de robustesse, qu’il oppose à l’optimisation, car elle est bien mieux adaptée à l’instabilité croissante du monde contemporain, avec son lot de crises politiques à répétition, d’injustices sociales, de catastrophes écologiques, de tensions géopolitiques et de guerres.


Hamant prête une attention particulière à l’hôpital : « S’il est un secteur où la performance est justifiée, c’est dans les services d’urgences où l’efficacité des soignants est vitale pour les patients. Mais faut-il pour autant appliquer ce principe en permanence ? » Evidemment non !


L’hôpital, lieu de soin et de la relation humaine par excellence, a été dénaturé par l’importation de logiques managériales issues de l’industrie. Il est devenu un espace de production, soumis à des objectifs de rentabilité, au détriment du temps, de l’écoute, de l’empathie – bref, de tout ce qui fonde la relation de confiance entre soignants et patients. Et Olivier Hamant d’appuyer : « Quand elle est transitoire, la performance est bénéfique pour le patient. En continu, elle conduit à des soins négligés, du désengagement, du burn-out et, dans une absurdité très kafkaïenne, elle fragilise la survie, financière et humaine, de l’hôpital. »


Olivier Hamant s’inspire des derniers travaux en biologie des systèmes pour promouvoir un changement de paradigme dans nos sociétés : moins de performance pour plus de robustesse face à l’instabilité du monde. PHOTO VINCENT MICHEL / OUEST-FRANCE
Olivier Hamant s’inspire des derniers travaux en biologie des systèmes pour promouvoir un changement de paradigme dans nos sociétés : moins de performance pour plus de robustesse face à l’instabilité du monde. PHOTO VINCENT MICHEL / OUEST-FRANCE

Pour comprendre l’importance de la robustesse d’après Olivier Hamant, autorisons-nous une expérience de pensée : flash-back sur la crise du Covid-19.


Imaginons un instant un hôpital public robuste, conçu comme un organisme vivant, doté d’importantes marges de manœuvre, capable d’encaisser l’imprévu… comme une pandémie. Aurions-nous eu besoin de recourir au confinement généralisé ? Probablement pas.


Retour à la réalité, souvenons-nous : en mars 2020, le manque de lits en réanimation, de personnel formé et de matériel (résultat de décennies d’optimisation) a conduit à des décisions radicales : confinement total, arrêt de l’économie, fermeture des écoles, isolement des personnes âgées. Ces mesures ont coûté plusieurs centaines de milliards d’euros à la société française, sans compter leurs effets sur la santé mentale, l’éducation ou la cohésion sociale.


Là où l’on a cru faire des économies en sabrant dans le budget des services publics, on a augmenté notre dépendance aux solutions d’urgence, beaucoup plus coûteuses finalement qu’un hôpital adaptable. La difficile expérience du Covid apparaît comme une illustration parfaite des conséquences délétères de la suroptimisation à tout prix, car on ne peut pas être très performant et très robuste. L’absence de robustesse de l’hôpital a affaibli toute la société.


Valoriser l’erreur, cultiver la lenteur et la diversité à l’école

S’il est un lieu où nos sociétés doivent investir pour basculer de la performance vers la robustesse, c’est bien l’école. L’institution scolaire demeure trop centrée sur la performance individuelle, la compétition entre élèves, la reconnaissance réduit à une note : elle valorise la réussite linéaire et rapide, et sanctionne l’erreur.


Là aussi, si l’on imaginait l’école comme un organisme vivant, on encouragerait l’exploration (donc la production sans complexe d’essais et d’erreurs), et on favoriserait la coopération, la richesse des interactions, la diversité des points de vue, ainsi que l’esprit critique dans le respect des autres.


Dans l’école de la robustesse, les savoirs s’ancrent sur le long terme, parce que les élèves eux-mêmes partent activement à la recherche de l’information, au lieu d’attendre passivement que les professeurs la leur délivrent. L’estime et la reconnaissance des enfants à l’école ne reposent plus sur les notes d’évaluation, mais sur la transmission de leurs propres découvertes à leurs camarades. C’est en transmettant que l’on valide nos connaissances. Comme le dit l’auteur : « Dans l’école de la compétition, on dépassait les autres. Dans l’école de la coopération, on se dépasse avec l’aide des autres. »


Olivier Hamant achève son essai sur une note optimiste : nous n’avons pas le choix. Si nous voulons un avenir collectif viable, il nous faudra changer de paradigme : abandonner le culte de la performance pour devenir robustes. Nous pouvons émettre pourtant un doute, tant le néolibéralisme dans lequel nous nous débattons, ainsi que la montée d’un fascisme de plus en plus prégnant, sont destructeurs de toute forme de robustesse. Cela dit, nous n’avons pas d’autre tâche sérieuse que de nous y atteler.






Sources :

Olivier Hamant, Antidote au culte de la performance : la robustesse du vivant éd. Tracts Gallimard, 2023, 64 pages


Olivier Hamant – Wikipedia






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