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Mémoire de la Cicatrice : de Franck Ribéry à Ulysse


Le tableau Le Condottiere d'Antonello de Messine, fait partie de la collection italienne du Louvre, 1472. La cicatrice sur la lèvre supérieure révèle un signe de virilité pour cet homme d'armes, comme ses mâchoires serrées et son regard altier.



Offerte au regard d'autrui ou bien cachée, la cicatrice se montre ou s'efface. Elle peut être maquillée, recouverte d'un tatouage ou disparaître dans le tréfonds de notre mémoire. Elle tend à être supprimée de la figure des méchants dans la cinématographie hollywoodienne, tant elle est connotée négativement.


Certaines stars l'exhibent dans une forme de coming out de leurs souffrances corporelles passées. Face émergée de leur intimité, ils peuvent révéler au grand jour les marques d'une obésité, d'une maladie ou d'un accident à leur fan club. Au mieux, la cicatrice fait partie d'un style, d'un look à l'instar du sourcil entaillé de Pascal Obispo, souvenir infantile caché/montré d'un accident. De trace initiale, subie ou volontaire, elle devient marque de fabrique, signature de l'identité corporelle.


C'est une dénomination pour le footballeur Frank Ribéry, appelé, Scarface, le Balafré. Trace mémorielle d'un accident de voiture à l'âge de deux ans, elle condense pour lui une histoire douloureuse marquée par les galères dans son quartier et les moqueries. Elle est à la fois blessure corporelle stigmatisante et atteinte narcissique. Les moqueries répétées, jetées en pleine face par ses camarades ont forgé chez lui un moral d'acier, un endurcissement de son caractère (on dit bien avoir la peau dure) pour ne pas se sentir humilié.


Autre héros des temps plus mythiques, Ulysse a aussi une histoire avec une cicatrice. De retour d'Ithaque, après vingt d'absence, il se déguise en un vieillard en haillons. Lors du rituel du lavement destiné à l'accueil des étrangers, sa nourrice le reconnaît non pas à la vue, mais au toucher. La palpation de sa cicatrice à la jambe permet sa reconnaissance. Ce signe identitaire renvoie aux premiers temps des soins prodigués par la nourrice. Elle redonne à Ulysse son passé, sa petite enfance et l'histoire de son corps nourri et choyé.

Sa cicatrice réfère à un accident de chasse durant lequel Ulysse a été blessé par un sanglier, alors qu'il était chez son grand père maternel. Ce grand père est à l'origine de sa prénomination, «Odussueus» en grec. Se faisant appelé Personne dans la grotte du cyclope, il retrouve non nom, son identité à son retour.


La mémoire des cicatrices

Ces exemples héroïques montrent que la mémoire, les souvenirs ne sont pas les seuls éléments pour retracer notre histoire, notre filiation et notre place dans la société. Le corps joue également un rôle important. Et la cicatrice en est une marque mémorielle.


Pour Danièle Brun, psychanalyste, c'est un élément d'archive enregistré dans l'album des souvenirs de notre mémoire corporelle. La cicatrice loge des souvenirs écran servant de couverture à des souvenirs refoulés, réprimés. Elle recouvre une mémoire enfouie en attente de représentation, de traduction. Elle réfère à d'autres blessures plus symboliques, celles liées à l'individuation (ce qui fait de nous un être unique et singulier parmi ses semblables), la différence des sexes (du latin seccare, couper) et des générations.


Lors des premiers soins, la relation de la famille avec le nourrisson et son corps est porteuse de messages énigmatiques. La peau du nourrisson devient une surface d'inscription des projections familiales, des attentes et des déceptions. La blessure narcissique des parents face à l'annonce d'un handicap ou d'un sexe non désiré peut devenir une trace mémorielle inconsciente.


Le travail de la parole, le tissage d'un réseau de mots, autour de la blessure, chez le psychologue permet de se libérer de ses empreintes corporelles inconscientes, de se réapproprier son corps et son histoire. C'est un nouveau tissu d'associations de mots qui servira à penser et panser la blessure ou autrement dit à acquérir une «peau pour les pensées» (Didier Anzieu).



Olivia Cahn




Sources :

Danièle Brun, L’empreinte du corps familial, mémoire des cicatrices chez Odile Jacob, 2019

David Le Breton, La Peau et la Trace, sur les blessures de soi, Editions Métaillé, 2003.




Vidéo de Pauline Croze Cicatrices,

refrain : Qui d'autre pourrait me faire d'un baiser le baume de cette cicatrice

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