Formules creuses, consensuelles, mots-tendances... Au travail les modes langagières nous contaminent aussi sûrement qu'elles nous distinguent…
Le langage est source de distinction, un marqueur culturel disent les sociologues. Au travail, il classe et ça ne pardonne pas. Il faut endosser les codes, jongler avec les anglicismes (printer, checker, rewriter, challenger, performer…), parsemer ses phrases de mots qui confirment votre branchitude professionnelle, votre appartenance à un niveau hiérarchique ou votre connivence avec un esprit « métier ».
Parler creux
Ceux qui travaillaient (déjà) dans les années 90 se souviennent peut-être de la méthode du « parler creux sans peine » grâce au « formulateur automatique ». Cette méthode circulait sous forme d'un tableau dans lequel chaque mot d'une colonne pouvait être combiné avec n'importe quel mot des autres colonnes. Le mieux est de visualiser l'affaire :
La matrice montrait comment chacun peut devenir à peu de frais un virtuose dans l'usage d'une certaine « langue de bois » abondamment utilisée dans les grandes entreprises et les cabinets de conseil. Son génial créateur voulait montrer que la langue de travail parfois fige la réflexion dans des formules creuses et consensuelles, coupées du travail réel comme disent les psychologues du travail. Nous en connaissons tous de ces expressions intemporelles qui circulent dans le monde du travail l'humain est la première richesse de l'entreprise… il n'y a pas de problème, il n'y a que des solutions… on juge une entreprise à la façon dont elle traite ceux qui… (nombreuses options, complétez vous-même). Ceux qui osent filer la métaphore parlent de l'ADN de l'entreprise, de son écosystème… Personne ne sait à quoi cela fait référence mais c'est classe.
Pipotron
La méthode du « parler creux » est l'ancêtre du Pipotron (1), un générateur automatique de phrases déployé depuis dans de nombreux domaines : administratif, amoureux, politique… Avec les algorithmes, son utilisation est aujourd'hui banalisée. Il produit les phrases types crachées par les logiciels de traitement des tests de personnalité. Il explique une certaine permanence dans le vocabulaire des offres d'emploi (sérieuses dispositions, réelles qualités relationnelles et autre goût du challenge…). Il répand les modes langagières : des adjectifs tendances qui apportent une touche morale comme vertueux ou une touche savante comme résilient… Des mots premium comme les très élégants mots en -ance. Gouvernance, portance, bien-pensance, bienveillance… résilience, cohérence, efficience, transparence… Ils sont les cartes gold du langage professionnel. S'y attache, quand on les prononce, une certaine… brillance.
À tu et à toi
Le souci de parler la langue de sa tribu professionnelle est compréhensible tant son effet intégrateur est indéniable. L'important n'est pas tant ce que tu dis mais comment tu parles. Tiens pourquoi ce tutoiement ? Parce qu'il est devenu tendance dans les pratiques de recrutement des ressources humaines paraît-il. D'après une étude récente (2) il a beaucoup progressé dans les offres d'emploi françaises : Nous allons t'apporter une réelle expérience humaine… Tu es reconnu-e pour ton talent à... Les défis ne te font pas peur…, etc… Cette pratique domine dans certains secteurs d'activité (marketing, média, informatique…) soucieux sans doute de coller au sociostyle de leurs futurs collaborateurs. Pratiquer le langage de l'autre est une stratégie vieille comme le monde. Les jeunes sont supposés être séduits par cette familiarité. Réussit-elle à neutraliser le rapport de force inhérent au couple recruteur-candidat ? On en est moins sûr mais certains y sont sensibles.
Novlangue et crise de sens
Cet effet de neutralisation du rapport hiérachique par le langage est bien dans l'air du temps. En ces temps égalitaires, la tendance langagière est d'avoir un n + 1 et des collaborateurs plutôt qu'un supérieur et des subordonnés. De même notre souci de l'inclusion et de la non stigmatisation nous incitent à des euphémismes délicats : on ne dit pas à un collaborateur qu'il n'est pas compétent mais qu'il a une marge de progrès, on ne le licencie plus, on le libère, etc... Une façon d'atténuer la conflictualité, si ce n'est la brutalité, inhérente aux relations de travail.
Cette novlangue est répandue et copieusement dénoncée (3). Bien qu'expurgé du sens diabolique que Orwell lui avait donné dans son roman 1984 (4), ce mot reste chargé de l'idée d'une inquiétante distorsion. Il renvoie à l'usage banalisé d'un langage convenu mais qui dénature la réalité pour la rendre acceptable. On peut se demander si, à force d'euphémismes abusifs, de formules creuses et de tutoiement infantilisant, cette novlangue ne fait pas un peu le lit de la crise de sens dont est affecté le monde du travail aujourd'hui.
Cet article a été publié le 19 mars 2023 sur : https://www.cr-psycho-travail.com/blog
Notes :
(2) Publiée en février 2023 par Indeed, moteur de recherche américain spécialisé sur le marché de l'emploi
(3) Deux exemples : Agnès Vandevelde-Rougale, socio-anthropologue, La novlangue managériale. Emprise et résistance, Erès, 2017. Julien Vernaudon, médecin blogeur dans Médiapart (22 avril 2022) : https://blogs.mediapart.fr/julien-vernaudon/blog/260422/langagement-le-poison-de-la-novlangue-manageriale-lhopital
(4) Dans son roman dystopique écrit en 1949, le novlangue est la langue officielle d'Océania
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