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David Moreno

Le rire de subversion

Le président Macron se joue de tout, au gré de ses humeurs jupitériennes, et du déni de réalité qui les accompagne. Son fait d’armes : la dissolution de l'Assemblée nationale, après une victoire écrasante de l’extrême droite aux élections européennes 2024.


Caricature d’un Macron cynique, prêt à risquer le sort de l’Assemblée dans une partie de poker avec une main perdante, le 9 juin 2024. Midjourney, prompt : David Moreno

Le livre II de la Poétique d’Aristote, consacré à la comédie et au rire, a disparu à la fin de l’Antiquité, probablement à jamais. Depuis, il a suscité de nombreuses spéculations… Il est le ressort narratif du célèbre roman Le Nom de la rose d’Umberto Eco, où le traité est caché et imbibé d’arsenic par le terrifiant Jorge, doyen d’une communauté de moines bénédictins, dans l’Italie du moyen âge. Le vieillard considère le recueil philosophique comme transgressif, dangereux, révolutionnaire… Car le sujet dont il traite, le rire (ou plutôt son usage), pourrait mettre à mal son autorité, et, par extension, la domination du pouvoir religieux. C’est un livre interdit, la force du rire ne doit en aucun cas être divulguée. Malheur au lecteur courageux qui parvient à mettre la main dessus : il mourra empoisonné.


Le rire dérange tous les pouvoirs, qu’il soit religieux, politique ou économique. L’humoriste désacralise Dieu, le roi, l’empereur, le président, le CEO, ... « Sur le plus beau trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul ! », écrit Montaigne dans les Essais – manière assez directe de rappeler que, malgré les apparences et les positions, nous restons tous fondamentalement des hommes et des femmes. Montaigne utilise ici le rire d’obscénité pour relativiser le pouvoir des rois et des reines. Le message est clair : il faut rire des puissants.


L’humour engagé et la satire peuvent être pertinents pour révéler des vérités inconfortables et critiquer les structures de pouvoir. Les humoristes « éclairent les consciences, dénoncent les injustices, les lâchetés et les mensonges en plaçant une loupe grossissante sur les faits et les actes des gouvernants » énonce Olivia Gazalé dans son Parodoxe du rire, publié en février 2024. Leur sens aiguisé de l’analyse, enrobée dans la dérision et le rire, permet de voir clair, de ne pas nous laisser berner… À tel point qu’ils peuvent parfois représenter une réelle menace pour le pouvoir


La candidature de Coluche à l’élection présidentielle de 1981

Le 30 octobre 1980, au théâtre parisien du Gymnase, a lieu la plus mémorable des annonces de candidature pour une élection présidentielle. Coluche, avec son humour provocateur et son style inimitable, lance son fameux appel « bleu-blanc-merde » destiné à tous les laissés-pour-compte :


« J’appelle les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés, les femmes, les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les taulards, les gouines, les apprentis, les Noirs, les piétons, les Arabes, les chevelus, les fous, les travestis, les anciens communistes, les abstentionnistes convaincus, tous ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques, à voter pour moi, à s’inscrire dans leurs mairies et à colporter la nouvelle. Tous ensembles pour leur foutre au cul avec Coluche. Le seul candidat qui n’a aucune raison de vous mentir. »



Coluche sur Antenne 2, le 31 octobre 1980, au lendemain de sa candidature pour l’élection présidentielle. Il est vertigineux de constater combien ses propos sont toujours d’actualité, au mot près.


Coluche surprend tout le monde et obtient rapidement entre 10% et 12,5% d’intentions de vote. Les candidats dits sérieux commencent à s’alarmer, comme si la farce électorale de Coluche dénonçait en miroir la supercherie du jeu politique. Pour corser l’affaire, plusieurs intellectuels de renom dont Pierre Bourdieu, Alain Touraine et Gilles Deleuze le soutiennent… Sous la pression, les menaces et la censure, le clown-candidat décide finalement de se retirer de la course, en appelant à voter pour Mitterrand.


Mais l’histoire ne s’arrête pas là : à l’automne 2018, Coluche devient une figure emblématique du mouvement de révolte des Gilets jaunes. « Coluche n’aimait ni les patrons, ni les policiers, ni les ministres, ni les présidents, les Gilets jaunes non plus. Il se battait contre la misère, la vie chère et les privilèges, les Gilets jaunes aussi. » rappelle la philosophe Olivia Gazalé. Les Gilets jaunes reprendront comme slogan une célèbre sortie de Coluche, pépite du rire d’obscénité : « Je voudrais qu’on remue la merde et que l’odeur monte jusqu’au nez des mecs qui dirigent. »


Le dézingage de la bande à Charline Vanhoenacker

Si l’affaire de la blague de Guillaume Meurice a marqué le début de la fin du Grand Dimanche Soir de Charline Vanhoenacker, cela faisait plusieurs années que l’humoriste belge et son équipe étaient sur la sellette à Radio France. En cause : le talent avec lequel les deux animateurs de l’émission, ainsi que les autres humoristes de la bande (Aymeric Lompret, Waly Dia, Djamil le Schlag, …), ont tourné en ridicule les hommes politiques de 2014 à 2024. Leur humour caustique a fait rire tout en dévoilant certaines vérités dérangeantes. De plus, comme si cela ne suffisait pas, les audiences records des chroniques de Charline Vanhoenacker et des micro-trottoirs de Guillaume Meurice ont largement contribué au succès de France Inter – et donc à leur longévité exceptionnelle à l’antenne. Tandis que les amateurs d’humour riaient à gorge déployée, la classe dirigeante, de Hollande à Macron, a ri jaune pendant dix ans. Il fallait que la plaisanterie cesse, et la blague fatidique de Meurice est tombée à point nommé… La dernière du Grand Dimanche Soir a eu lieu le 23 juin 2024, quelques jours avant les législatives.



La dernière du Grand Dimanche Soir. Résister de l’intérieur et résister à l’extérieur – Billet de Charline Vanhoenacker



(R)écouter les chroniques de Charline Vanhoenacker et Guillaume Meurice ne revient pas seulement à rire pour le plaisir ; elles offrent également un premier levier pour analyser l’état du pouvoir et celui de la société française. Au-delà de la démagogie délétère de certains gouvernants, nos deux journalistes-humoristes mettent en lumière le rejet des autres, sous toutes ses formes. Racistes, islamophobes, antisémites, antiféministes, ultracapitalistes, homophobes, transphobes sont ainsi les cibles de leurs billets – du monde au portillon de l’intolérance qu’ils dénoncent avec acuité. Le mépris de classe, profondément enraciné dans notre pays, est aussi pointé du doigt dans les micro-trottoirs de Meurice. Le véritable tour de force du couple radiophonique : nous faire rire de la haine ordinaire et de la parole décomplexée.



La sobriété des riches ou une illustration du mépris de classe – Le Moment Meurice. Le 3 octobre 2022


Décembre 2024. L’eau a coulé sous les ponts… Barnier est tombé, Macron a fait du Macron dans une allocution pour le moins lunaire et cherche un nouveau premier ministre en dehors du NFP, au mépris donc du résultat des urnes, une fois de plus. Comme annoncé lors de la dernière du Grand Dimanche Soir, Charline Vanhoenacker résiste à la matinale de France Inter dans Charline explose les faits. Non seulement elle « explose les faits », mais elle pulvérise tous les records, atteignant près d’un million de téléchargements mensuels. De son côté, Guillaume Meurice a reçu une proposition inattendue du banquier millionnaire Matthieu Pigasse, amateur de musique punk rock, pour monter une émission satirique sur la radio alternative Radio Nova. Il anime cette émission, intitulée La Dernière, chaque dimanche, entouré d'anciens membres de la bande à Charline. Sans surprise, les vidéos sur YouTube connaissent, là aussi, un immense succès !


Les humoristes politiques sont, plus que jamais, essentiels à la vie démocratique : ils font rire tout en informant, et désamorcent la peur et la soumission, deux outils souvent utilisés par les dominants pour asseoir leur autorité. Le rire, en somme, éveille les consciences et libère les citoyens de l’emprise du pouvoir. Il constitue une forme de résistance face aux puissants, généralement peu soucieux de justice sociale et environnementale. Et de la résistance, on en aura besoin dans les jours, les mois et les années à venir.






Sources :

Olivia Gazalé, Le paradoxe du rire, et si ce n’était pas toujours drôle ? éd. Broché, 2024, 416 pages

 

Candidature de Coluche lors de l'élection présidentielle française de 1981 – Wikipedia

 

Charline Vanhoenacker – Wikipedia

 

Guillaume Meurice – Wikipedia


Matthieu Pigasse – Wikipedia







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