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Le repli sur soi, nouvelle normalité ?

Notre société se veut inclusive et solidaire. Certains pourtant se replient, s'isolent...


Pig de Michael Sarnoski, 2021. Nicolas Cage est Rob, un ermite chercheur de truffes retiré avec une truie dans une cabane pourrie. Diatribe contre la futilité des vies et des gens qui n'existent pas pour lui

Les psychanalystes ne sont jamais aussi percutants que lorsqu'ils s'avisent de voir au-delà du divan, puisant dans le registre de l'intime pour penser les malaises de la société. C'est le cas de Sophie Braun. Dans La Tentation du repli (2021), elle s'intéresse à ceux qui fuient le monde et s'isolent. Pas très loin, dans leur chambre le plus souvent et sous les yeux de leurs proches. La relation aux autres leur fait mal ou peur, alors ils se sont mis sur pause.


Canaris modernes

Sophie Braun entr'ouvre son cabinet et nous fait pénétrer dans le monde très fermé de ces « canaris modernes », sorte de révélateurs sociaux. Ils sont, dit-elle, comme ces canaris utilisés et sacrifiés dans les mines pour prévenir des émanations menaçantes de monoxyde de carbone. Fragiles et sensibles à ces effluves de gaz, ils avertissaient les mineurs d'un coup de grisou imminent. Comme eux, les êtres qui « craquent sous la pression du monde » sont les révélateurs des dysfonctionnements de notre société.


Grosse fatigue

Phobie sociale, phobie scolaire, charge mentale, burn-out, addictions, dépressions... sont les manifestations contemporaines les plus répandues de ce phénomène de repli sur soi. Ses causes sociétales relèvent d'un catalogue à la Prévert : les injonctions à l'autonomie de l'éducation moderne, les réseaux sociaux devenus le lieu d'une inflation narcissique, le consumérisme à outrance, le sentiment d'apocalypse créé par le martèlement médiatique des menaces écologiques, économiques, sécuritaires, sanitaires... Tout cela crée une fatigue de vivre. L'analyse n'est pas nouvelle. Cela fait 25 ans que sociologues et psychanalystes se penchent sur la fatigue de nos contemporains. Fatigue de devoir être soi dans une société hyper-individualisée où chacun est invité à être un héros de sa propre vie : performant professionnellement, sain physiquement, équilibré psychiquement, poly-compétent, épanoui, mindfulness... Certains n'en peuvent plus d'être eux-mêmes, veulent « rester couchés » à l'instar de ces jeunes chinois de moins de 30 ans adeptes du « tang ping » (1).


Maladie du désir

Il y a des figures évidentes de ces repliés du XXI° siècle parce qu'érigées en phénomène social. Le hikikomori (2) reclus, déscolarisé et nourri aux jeux vidéos en est une figure extrême. Ceux-là ont renoncé aux joies de la vie vécue pour se réfugier dans des mondes imaginaires, corps absents derrière des écrans. Ils ne trouvent pas leur place et n'ont pas envie de lutter. Ils s'engagent dans des batailles virtuelles contre des ennemis abstraits, mais incapables d'engagement réel, ni dans une cause, ni dans une relation. Ils ont parfois de petits sursauts de révolte contre les injustices du monde, qui leur donnent raison de retourner dans le leur. Ils témoignent d'une maladie bien contemporaine, la maladie du désir, ou plutôt du manque de désir.


No life

Ils nous offrent une vision (à peine) futuriste d'une société où le consumérisme aurait tué le plaisir de consommer, nous gaverait de choses dont on ne veut pas ? Ils sont des No life comme dit le rappeur Orelsan (3). Un no life qui veut dire no desire, no constraint, no sex la plupart du temps, et surtout nobody. Ils ont perdu le sens de la relation à l'autre. Les outils qui servent à leur isolement ne manquent pas : séries, jeux, communautés de toutes sortes qui leur offrent une vie par procuration.


Sont-ils des introvertis heureux ou restent-t-ils chez eux parce que le monde est trop difficile et les choix de la vie trop lourds ? Il est vrai que se construire demande une énergie considérable, des décisions incessantes : choisir son orientation sexuelle, son métier, son conjoint, en changer, avoir des enfants ou pas... Certains s'adaptent très bien, d'autres ne trouvent pas la capacité de vivre dans ce monde, ni celle de se révolter contre lui. Ils deviennent des « réfugiés intérieurs », mettent toute leur énergie à se protéger... du péril écologique, de la crise économique, des autres.


Nouvelle normalité ?

Sous la plume de la psychanalyste Sophie Braun, le repli sur soi est repli sur un Moi appauvri du rapport à l'autre. Il figure une position psychique passive qui compromet la construction de soi et l'engagement dans la vie collective. Retrouver la capacité d'agir, oui bien sûr. Encore faut-il un projet collectif suffisant !


Comme phénomène social, le repli sur soi met à mal le fantasme d'une société inclusive et solidaire, en vertu duquel nous sommes des êtres sociaux et avons besoin les uns des autres. En effet, la tendance de nos contemporains est plutôt à la crispation sur des positions individuelles, le plus souvent parées des vertus à la mode (liberté individuelle, droit à l'abstention, attitude antisystème, ...) au nom desquelles d'ailleurs ils s'auto-dispensent à prendre en compte autrui. Cette tendance est assez marquante pour observer les prémisses d'une sociologie du repli. Une enquête récente nous apprend qu'un bon quart des jeunes adultes grossit le rang des « désengagés », une catégorie dite en retrait sur toutes les questions sociétales (4). Au fond, le repli sur soi ne serait-il pas une nouvelle normalité ?




Christiane Rumillat, 5 février 2022




Notes et références : (1) Signifie rester couché, une tendance que le pouvoir prend très au sérieux. Fin 2021, le président chinois Xi Jinping a recommandé à ses compatriotes d' « éviter le tang ping » (Le Monde du 23 janvier 2022)


(2) Traduit par retrait, retranchement


(3) Extrait de son album Perdu d'avance


(4) Voir l'enquête de Marc Lazar, Olivier Galland, Une jeunesse plurielle, réalisée en septembre 2021 auprès de 8 000 jeunes Français





No Life d'Orelsan, extrait de l'album Perdu d'avance, 2011






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