Le cinéma de David Lynch : une représentation des violences faites aux femmes
- David Moreno
- 26 févr.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 9 juin
Les femmes occupent une place centrale dans les films de David Lynch : souvent splendides, énigmatiques et tourmentées, elles sont soumises à la folie des hommes.

En 2017, dans un documentaire qui lui est consacré, David Lynch : The Art Life, le réalisateur partage un souvenir perturbant : enfant, alors qu'il rentrait de l'école avec son frère, ils aperçurent une femme déambulant nue dans la rue, abasourdie et perdue. Effrayés, ils s'immobilisèrent comme paralysés et se mirent à pleurer. L’image de cette femme en détresse, divaguant sans but au milieu d'un quartier paisible, deviendra l’un des motifs fondateurs du cinéma de Lynch. Cette figure traumatique surgit pour la première fois en 1986, dans Blue Velvet, chef-d’œuvre du cinéaste américain : celle de Dorothy Vallens (Isabella Rossellini), nue, hébétée, le corps maculé de sang.
David Lynch choisit pour cadre des petites villes qui paraissent inoffensives au premier abord : Lumberton, en Caroline du Nord, dans Blue Velvet, ou Twin Peaks (ville imaginaire) de la série éponyme. Bien entendu, cela n'est qu'illusion. Malgré les pelouses impeccablement taillées et les jardins fleuris, le spectateur comprend rapidement que cette carte postale n’est qu’un vernis. Car, en réalité, la vérité est tout autre : violente et criminelle.
Dans les films de Lynch, comme dans la vraie vie, certains individus commettent des actes monstrueux qu’ils cherchent à garder secrets. Une illustration : l'affaire de Mazan, petite commune tranquille à 30 km d’Avignon, qui a secoué la France durant l’automne 2024.
Dorothy Vallens, victime et résistante
Le calme pavillonnaire de Lumberton, qui ouvre Blue Velvet, contraste fortement avec un univers trouble et violent. La dissonance s’amorce avec la rencontre entre Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan) et la sensuelle chanteuse de night-club Dorothy Vallens, dont le mari a mystérieusement disparu…
Jeffrey s’introduit un soir dans la maison de Dorothy pour les besoins de son enquête. Surpris, il se replie dans la penderie de sa chambre. Il la voit se déshabiller, ce qui, dans un premier temps, évoque un fantasme de voyeurisme classique : il est attiré par cette femme belle et insaisissable, qu'il désire opportunément observer dans son intimité. Mais la scène prend une toute autre tournure quand son amant, le gangster psychopathe Frank Booth (Dennis Hopper), entre dans l’habitation. Jeffrey, pris au piège, devient un témoin impuissant d’un cauchemar éveillé : Frank impose immédiatement sa domination sadique… Et le spectateur, comme Jeffrey, se retrouve dès lors voyeur fasciné et pétrifié.
Franck humilie Dorothy, sort un morceau de tissu de velours bleu et l’oblige à le mettre dans sa bouche, comme un bâillon, renforçant son pouvoir sur elle. Il se plaque un respirateur pour inhaler une drogue – étrange masque intensifiant le malaise du spectateur-voyeur. Il alterne ordres violents et comportements infantiles. Puis, hors champ, Frank brutalise physiquement et sexuellement Dorothy. Lynch ne montre rien directement, mais la violence est suggérée par le son, le cadrage, et la terreur dans le regard de Dorothy.
Il y a dans le personnage de Booth une détresse sous-jacente, une souffrance qu’on devine sans jamais vraiment l’expliquer… Frank personnifie une masculinité destructrice et archaïque, où le sexe n'est qu'un acte cruel de domination. Certains cinéphiles supposent que la drogue qu’il respire est du poppers, un vasodilatateur utilisé pour faciliter l’érection et intensifier les sensations sexuelles. On se demande si la brutalité de Frank Booth ne vise pas à compenser une impuissance sexuelle, provoquée par de profonds traumatismes que l'on devine incestueux et liés à sa mère.

Une ambivalence prévaut aussi dans la figure de proue de Blue Velvet : Lynch filme une Dorothy moins passive qu’il n'y paraît au premier abord. Plongée malgré elle dans une relation terrifiante, l'héroïne ne fait pas que survivre : elle en apprend à contrôler la dangerosité.
Sailor, un rebelle dans un monde malade
Sailor (Nicolas Cage) constitue un contre-exemple des figures masculines qui peuplent l'univers de Lynch. Il incarne une autre voie : celle d'un amour pur et entier, voué à sa fiancée Lula (Laura Dern), sincère et dénué de toute manipulation. La dynamique sadomasochiste entre Dorothy Vallens et Frank Booth est endogène au couple : la violence est inscrite au cœur de leur relation. Celle qui frappe Sailor et Lula dans Wild at Heart (Sailor & Lula en version française) est imposée par Marietta, la mère de Lula. Pathologiquement jalouse de sa fille, la marâtre engage une bande de tueurs pour éliminer le démonstratif amant.
Sailor et Lula s’aiment d’un amour-feu. Pour rendre compte de cette incandescence, Lynch filme les scènes de sexe en utilisant un procédé de saturation des couleurs, couplé à une surimpression et un éclairage exubérant. Rien ne semble pouvoir briser Sailor et Lula : ni les fantômes du passé qui les hantent, ni les assassins à leurs trousses. Ensemble, ils sillonnent les routes américaines : de la Caroline du Nord jusqu’au Texas, en passant par la Nouvelle-Orléans. Ce road-trip ultraviolent, emporté par le rock nerveux des Powermad et la douceur des ballades d’Elvis, éblouit le spectateur autant qu’il le déstabilise.

Le cinéma de David Lynch est une représentation des violences faites aux femmes : dans Sailor & Lula, l’instigatrice de la violence est la mère de Lula. Marietta représente une figure maternelle perverse et destructrice : elle manipule sa propre fille et cherche à contrôler son destin. Son pouvoir toxique s’exerce d'abord par la menace et la trahison, puis par une féroce envie de meurtre… La violence subie par les femmes ne provient pas seulement des hommes, mais parfois aussi de leur propre lignée mère-fille.
C’est cependant la violence totale et systémique que dénonce Lynch. Une scène significative l’illustre… Quand Lula au volant, et Sailor allongé sur la banquette arrière, tourne le bouton de la radio pour écouter de la musique. Mais seuls des bulletins d’informations macabres jaillissent du poste : crimes atroces, meurtres insensés, guerres et catastrophes en série. La jeune femme grimace, tape sur le tableau de bord, et accélère, comme si la vitesse pouvait les soustraire à cette spirale de violence… en vain ! Ils finissent par tomber dans les bras l'un de l'autre, au bord de la route, sur la musique tournitruante des Powermad, bientôt relayée par celle, plus mélancolique, de Badalamenti.
Sailor et Lula auront à traverser d’épaisses ténèbres avant d’arriver à bon port.
Sources :
David Lynch et ses personnages féminins : représenter la face cachée de l’hétérosexualité – Les Inrockuptibles
Blue Velvet : les visions cauchemardesques et transgressives de David Lynch –
Le Monde
Les femmes fatales de Blue Velvet – Culturellement vôtre
Blue Velvet – Wikipédia
Il était une fois… Sailor & Lula – Arte
David Lynch – Wikipédia