On aime bien Julia de Funès. Elle fait partie de cette génération de philosophes qui ont décidé de s'adresser au grand public à l'instar de Claire Marin et son best-seller Ruptures (2019) ou Ilaria Gaspari et ses Leçons de bonheur (2020). On ne s'ennuie pas en la lisant. Son style est engagé et elle a l'art de se saisir de questions complexes avec la simplicité conceptuelle que n'ont pas toujours les universitaires (1).
Quête identitaire
Dans Le siècle des égarés, elle interroge le désir de reconnaissance identitaire de nos contemporains. Revendications wokistes, néo-féministes, communautaristes… l'identité est devenue une « valeur cardinale » de notre temps. Elle se décline en questionnements intimes Qui suis-je ? Quel est mon style ? Cette image flatteuse de moi-même que je m’efforce de renvoyer, est-ce seulement moi ? Qui n'a pas ressenti pour lui-même cette sorte de décalage : le sentiment d'être spectateur de soi-même, de jouer un rôle, de passer à côté de ce qu'on est vraiment. Tel le salarié corporate qui adopte une posture censée correspondre à l'ADN de l'entreprise. Quand il change de secteur et sort de l'entreprise, il ne sait plus qui il est.
La quête identitaire est une « poursuite malheureuse », prévient Julia de Funès. Elle nous éloigne de nous-mêmes et nous enferme dans des postures, des identités construites qui nous formatent et nous déguisent. On joue à être : une quinqua radieuse qui poste ses conseils de bonheur sur « Insta », une « racaille » avec panoplie survête-casquette-basket-accent de banlieue, un ado sage et responsable incarnant la conscience écologique, un consultant à barbe de trois jours taillée de frais et phrases-formules, un père cool qui « ne frappe pas, ne gronde pas, ne punit pas » mais « analyse la situation », un couple adepte des chorégraphies « anti-routinières » qui se jouent à plusieurs, etc...
La meilleure version de soi
Le narcisse moderne c'est ce voisin, ce collègue, cet ami à la recherche de celui qu'il devrait être et voudrait être, la meilleure version de lui-même. Il a pris l'injonction sociétale « choisis ton rôle, choisis ta vie ! » au pied de la lettre et se retrouve encastré dans une image de lui-même qu'il gère comme un objet de marketing. Les réseaux sociaux sont le théâtre de cette « narcissisation du moi ». Delphine De Vigan illustre remarquablement, c'est à dire jusqu'à l'angoisse, l'effacement du moi réel dévoré par le moi idéal. Dans son dernier roman, le personnage de Mélanie Claux, sacrée par les réseaux sociaux, vit avec et dans une version idéalisée d'elle-même :
« Mélanie voulait être regardée, suivie, aimée […]. L'avalanche d'émoticônes qu'elle recevait chaque fois qu'elle postait une image, les compliments sur ses tenues, sa coiffure, son maquillage […] les cœurs, les likes, les applaudissements virtuels étaient devenus son moteur, sa raison de vivre : une sorte de retour sur investissement émotionnel dont elle ne pouvait plus se passer. […] Cette mise en scène de soi […], la quête du like […] étaient une manière de vivre, d'être au monde » (Les enfants sont rois, 2021)
Un nouveau militantisme
L'égarement est individuel et aussi collectif. Julia de Funès observe « l'exigence permanente de reconnaissance, de respect, de déférence, d’égalité comme le symptôme d’un pays en désir de considération identitaire ». Un nouveau militantisme pourvoyeur d'identité se fait jour, non plus axé sur la classe sociale mais sur le respect des singularités (antivax, transgenre, pro-black, néo-féministe...). Le « il faut » de la morale traditionnelle a été remplacé par le « respecte qui je suis ». Auto-détermination est le maître-mot de la théorie du genre qui reconnaît à chacun le droit définir sa propre identité. Et tant pis si cette déconstruction des identités sexuées traditionnelles masculin féminin fait le lit de nouvelles identités genrées qui s'additionnent, tels de nouveaux « labels identitaires », au sigle LGBTQI+.
Ces mouvements sont pris au piège de la contradiction inhérente à la notion d'identité qui désigne à la fois ce qui est identique et ce qui distingue. Ils reconstruisent ce qu'ils prétendent abolir et se prennent les pieds dans le tapis identitaire. Quand elle évoque l'antiracisme ou le néo-féminisme, emblématiques de « l'obsession identitaire », le style de Julia de Funès se fait plus mordant :
« L'antiracisme actuel avec ses « allures de tolérance et de justice » est en fait « un racisme qui se prend pour du respect », une « idéologie pigmentaire qui juge les personnes sur leur épiderme et non sur leur qualité individuelle ». Les néo-féministes « venimeuses, affamées de quotas stricts et d'égalité statistique parfaite [...] traquent les moindres disparités jusqu'à invoquer le principe « différentialiste », celui-là même qui a servi aux hommes pendant des siècles à justifier l'infériorité féminine »
Le militantisme identitaire se veut inclusif, mais il est profondément moralisateur et rejetant. Il pratique volontiers le déni (c'est faux) ou le dénigrement (c'est n'importe quoi). Il transforme inéluctablement « une discussion en dispute », « un débat en combat », « une concession en humiliation », « une confrontation en conflit », « une offense en préjudice » ... Il impose au langage des restrictions qui, sous couvert d'émancipation, nuisent à la liberté d'expression. L'écriture inclusive est d'ailleurs une illustration marquante de cette moralisation du langage à partir de considérations identitaires.
Le désir de trouver et de cultiver sa singularité est légitime. Sauf si elle a pour effet d'empêcher certains de parler. Le problème de la revendication identitaire est de ne pas savoir ce qu’elle sert : un intérêt collectif ou le narcissisme de celui qui fait entendre sa différence ?
Sortir de l'égarement
Le message de Julia de Funès est clair. Le sentiment de soi ne passe pas par l'identité, il découle de ce qu'elle appelle « l'acte libre » : nous sommes libres de nous définir et de nous construire nous-mêmes à travers nos actions, en dehors des modèles identitaires et des recettes comportementales. Les jeunes générations l'ont probablement déjà compris. On les voit depuis plusieurs années plus soucieuses d'authenticité existentielle que de conformité identitaire. Elles s'éloignent de la préoccupation de leurs aînés de coller aux postures attendues. En quête de sens, certains se détournent de la comédie de l'entreprise pour bifurquer vers la permaculture ou l'écoconstruction. Reste à espérer que ce vertige du Trouve un sens à ta vie ne soit pas un nouvel égarement.
Christiane Rumillat, 29 novembre 2022
(1) Socrate au pays des process, 2017 ; La comédie (in)humaine, avec Nicolas Bouzou, 2018 ; Le développement (im)personnel, 2019 ; Ce qui changerait tout sans rien changer, 2020
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