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Briser le silence de l'inceste


Camille Kouchner, avocate et maître de conférences en droit privé, a publié début Janvier 2021 "La familia grande". © NIVIERE/SIPA


Des coming out récurrents à #metooinceste

Réprouvée socialement, interdite en théorie, la pratique de l’inceste est pourtant avérée, comme l'indiquent les sondages et enquêtes rendus publics en novembre 2020 (1) par gros temps de confinement. L'ancien régime le condamnait au titre du péché, mais avec la Révolution française et la sécularisation du droit, le mot est passé à la trappe du code pénal jusqu'en... 2016 (2). Depuis plus de trente ans, les coming out se sont succédés : des plus « choc », celui d'Eva Thomas (3) en direct sur les écrans de télévision, un 26 septembre 1986, aux plus « people » comme le roman auto fictionnel de Christine Angot en 1999 (l'Inceste) et 201 (Une Semaine de vacances), ou celui de Catherine Allégret en 2004 (Un Monde à l'envers).


On pouvait craindre que ces bombes-révélations n'aient qu'une fonction thérapeutique pour ceux qui les lâchent et ne relèguent l'inceste à une perversion d'une élite intellectuelle qui a la plume facile et un accès privilégié aux médias. Jusqu'à la récente déflagration provoquée par le livre de Camille Kouchner (La Familia grande, 2021) qui marque un tournant. Il a fallu la puissance et la soudaineté d'un mouvement émanant de la société civile, un #metoo de l'inceste, pour que l'on ose le parler et l'écouter. Le potentiel d'irrigation des réseaux sociaux a libéré en quelques heures la parole. Quand bien même ce mouvement prendrait-il la forme d'un déchaînement de hashtags dans les semaines à venir, il demeure une opportunité inédite de donner de la voix à un fait social massif.


L'inceste non révélé

Ses dégâts psychiques sont mis en exergue depuis vingt ans et les mécanismes sont connus. On retrouve toujours les mêmes ingrédients. Du côté de l'incesteur : acte mineur à leurs yeux, logique égocentrique du plaisir facile, disponible, consenti, sans nécessité de séduction. Le parent incesteur trouve évident de disposer du corps de son enfant parce qu'il est parent, qu'il s'en estime « propriétaire » et que l'enfant ne dit pas non (4). Du côté de l'incesté.e : emprise, conflit de loyauté, souffrance enfouie, honte, intériorisation du silence, syndrome de culpabilité... Du côté de la famille ou du clan : mutisme (5), omerta, dénigrement de la parole, pacte familial ou explosion de la famille. Car ici la révélation est plus subversive que l'acte lui-même.


Vu de l'intérieur

Comment comprendre ce déni ? Le livre de Dorothée Dussy (6) répond : parce que faire taire est justement au principe du système inceste. Cette anthropologue se démarque des travaux fondateurs (7) en faisant remarquer que l'inceste a surtout été pensé par les sciences sociales à partir de son négatif : son interdit, sa prohibition. Si bien que sa réalité est déniée. Certes Freud et Ferenczi ont alerté, en leur temps, sur les abus sexuels des enfants dans les familles. Certes les sciences sociales ont pris récemment la mesure sociologique, statistique, de l'inceste. Mais personne n'est allé à sa rencontre en dépit de la médiatisation, des témoignages, des films... Son anthropologie de l'inceste « plonge » – c'est son terme – dans le réel en recueillant la parole des incesteurs et des incestés sur cette réalité marquée par… le silence. Car c'est le silence qui autorise la pratique de l'inceste, lui permet de s'installer et de perdurer dans une famille, de s'y reproduire même. En livrant ce matériau d'une violence inouïe, Dorothée Dussy nous donne à entendre de quoi ce silence est fait : d'amour, de confiance inconditionnelle, d'habitude de soumission, d'amnésie, d'incrédulité, de terreur, d'absence de mots pour le décrire, d'espace pour en parler.


Sortir l'inceste du silence

Son écriture est un choc en même temps qu'un parti pris. Dans un style peu courant de la part d'une universitaire, elle dit tu au lecteur pour l'impliquer. Elle veut utiliser la langue du quotidien, du domestique, celle parlée dans l'espace de l'inceste justement. Dans ses analyses suinte parfois la colère, sacrifiant à la distance attendue du chercheur. Elle ne s'en défend pas, se dit affectée d'avoir dû livrer une guerre contre la nausée (à vrai dire le lecteur aussi). Infectée tout au long de sa recherche, par le système inceste (8) dont le principe est de faire silence sur lui. Le silence, encore, qui contribue selon elle à la perduration d'un ordre social incestueux complaisant.


Par ses travaux et son engagement, Dorothée Dussy se fait le porte-drapeau d'une génération d'anthropologues qui lui emboîtent le pas. A charge pour eux de forer la voie ouverte par le mouvement #metooinceste et de contribuer à une dé-silenciation de l'inceste pour mieux en combattre la pratique dans nos sociétés.




Christiane Rumillat, le 20 Janvier 2021



Notes et références : (1) 5 % à 10 % des Français ont été victimes de violences sexuelles dans l'enfance, dans 80 % des cas dans la sphère familiale ; la première agression survient à 9 ans en moyenne ; la moitié des victimes de violences sexuelles incestueuses recensées en 2 ans ont moins de 4 ans ; les incesteurs sont des hommes à 96 %... (INED et IPSOS novembre 2020)

(2) Date à laquelle il fait son entrée dans le code pénal sous l'impulsion de l'association Face à l'inceste. Loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfance


(4) Aujourd'hui, des associations et un collectif d'avocats cherchent à expulser du code pénal la nécessité de prouver le non-consentement de l'enfant, tellement difficile à établir que nombre d'affaires tombent dans les limbes des classements sans suite.

(5) La journaliste Charlotte Pudlowski, explore cette dimension du silence : https://www.flair.be/fr/culture/ou-peut-etre-une-nuit-podcast-inceste/


(6) La réédition de son livre, Le Berceau des dominations (2013), était prévue pour avril 2020 ! Cette chercheure au CNRS est impliquée dans l’association AREVI (Association d'action/recherche et échange entre les victimes d'inceste).

(7) Emile Durkheim, La prohibition de l’inceste et ses origines (1897), Claude Levi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1947


(8) « Il vous bloque quand vous voulez en parler, (...) vous fait croire que vous êtes illégitime pour en dire quelque chose...vous êtes trop proche du sujet... vous êtes trop loin, vous êtes militante » (p 18)




3 Comments


David Moreno
Feb 10, 2021

Pour nuancer, je dirais que la psychanalyse a mis en avant le complexe d’Œdipe et l’importance de le dépasser pour s’affranchir et se réaliser.

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Oui en effet j'ai préféré l'approche de cette anthropologue qui colle à la réalité du sujet et sort l'inceste de la sphère du fantasme où la psychanalyse l'a peut-être un moment enfermé. Parler d'inceste du point de vue de la psychanalyse freudienne, c'est surtout parler du désir d'inceste, du côté de l'enfant donc. Embarrassant !

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Christine Batteux
Christine Batteux
Feb 06, 2021

Très intéressée par les références aux travaux d'anthropologie développés par cette auteur qui me donne envie d'en savoir plus et de lire son livre!! En revanche je reste plutôt sur ma faim par l'analyse psychologique du sujet qui est traité de manière assez générale avec des informations certes pertinentes mais peu interpelantes! Absence en particulier de lien développé avec la psychanalyse qui est pourtant un éclairage de base...

Je m'attendais à être plus percutée par ce sujet certes délicat et que cela me donne envie, à partir d'illustrations et de références culturelles /littéraires plus nombreuses de creuser d'autres perspectives et d'autres domaines. Sans doute que le contexte actuel ne facilite pas d'aborder un tel sujet et je trouve même ce…


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