Cinéaste inclassable, David Lynch a su créer une esthétique où la séduction s’entrelace à l’effroi, les rêves aux cauchemars. Les femmes occupent une place centrale dans ses films : souvent splendides, énigmatiques et tourmentées, elles sont soumises à la folie des hommes.

En 2017, dans un documentaire qui lui est consacré, David Lynch : The Art Life, le réalisateur partage un souvenir traumatique : enfant, alors qu'il rentrait de l'école avec son frère, ils aperçurent une femme déambulant nue dans la rue, abasourdie et perdue. Ils se mirent à pleurer, comprenant que quelque chose de terrible venait de se produire. L’image de cette femme en état de sidération, errant dans les rues paisibles d'une petite ville américaine, deviendra un motif fondateur du cinéma de Lynch. On pense évidemment à la scène de Blue Velvet, où Dorothy Vallens, jouée par Isabella Rossellini, sort de sa maison nue, hébétée, le corps maculé de sang.
David Lynch choisit pour cadre des petites villes qui paraissent inoffensives au premier abord : Lumberton, en Caroline du Nord, dans Blue Velvet, et Twin Peaks (ville imaginaire) dans la série éponyme. Bien entendu, il n’en est rien. Malgré les pelouses impeccablement coupées et les jardins garnis de fleurs aux couleurs vives, le spectateur se rend vite compte que la quiétude n’est que de surface : derrière les apparences de cartes postales, il y a des vérités violentes et criminelles. Dans les films de Lynch, comme dans la vraie vie, des gens commettent des actes plus ou moins monstrueux qu’ils cherchent à garder secrets. En ce sens, l'affaire de Mazan, petite commune tranquille à 30 km d’Avignon, qui a secoué la France durant l’automne 2024, relève bien d’une tragédie lynchienne.
Dorothy Vallens, victime et résistante
Blue Velvet est un film qui ne laisse pas indemne. Le calme pavillonnaire de Lumberton, présent au début, contraste avec l’univers trouble et violent qui se dévoile ensuite. La sensualité dégagée par la chanteuse de night-club Dorothy Vallens, la perversion dont elle est l’objet, l’aventure cauchemardesque de Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan) qui en tombe amoureux, tout participe à une véritable expérience cinématographique, sensorielle et psychologique pour le spectateur.
Le climax : la scène du placard. Jeffrey s’introduit dans l’appartement de Dorothy sous prétexte d’une enquête amateur sur la disparition de son mari. Caché dans la penderie, il la voit se déshabiller, ce qui, dans un premier temps, évoque un fantasme classique du voyeurisme : il est attiré par cette femme mystérieuse et interdite. Mais la scène prend une toute autre tournure quand le gangster psychopathe Frank Booth (Dennis Hopper) entre dans l’appartement. Jeffrey, pris au piège, devient un témoin impuissant d’un cauchemar éveillé : Frank impose immédiatement sa domination sadique… Et le spectateur, comme Jeffrey, se retrouve dès lors voyeur fasciné et pétrifié.
Frank humilie verbalement Dorothy. Il sort un morceau de tissu de velours bleu et l’oblige à le mettre dans sa bouche, comme un bâillon, renforçant son pouvoir sur elle. Il se plaque un respirateur pour inhaler une drogue – étrange masque intensifiant le malaise du spectateur-voyeur. Il alterne ordres violents et comportements infantiles. Puis, hors champ, Frank brutalise physiquement et sexuellement Dorothy. Lynch ne montre rien directement, mais la violence est suggérée par le son, le cadrage, et la terreur dans le regard de Dorothy.
Booth est à la fois une force de terreur ambulante et un être brisé. Il y a dans ce personnage de monstre une détresse sous-jacente, une souffrance qu’on devine sans jamais vraiment l’expliquer… Frank personnifie une masculinité destructrice et archaïque, où le sexe n'est qu'un acte cruel de domination. Certains cinéphiles supposent que la drogue qu’il respire est du poppers, un vasodilatateur utilisé pour faciliter l’érection et intensifier les sensations sexuelles. Au-delà de ses traumatismes profonds, on peut se demander si la brutalité de Frank Booth ne vise pas à compenser une impuissance sexuelle.

Une ambivalence prévaut aussi dans la figure de proue de Blue Velvet : Lynch filme une Dorothy moins passive qu’il n'y paraît au premier abord. Plongée dans la gueule du loup, elle subit certes le jeu pervers imposé par Frank, mais paradoxalement, elle semble en contrôler la dangerosité. Cette singularité la rend d'autant plus troublante et maîtresse de son destin.
Sailor, un rebelle dans un monde malade
Sailor (Nicolas Cage) est un contre-exemple des figures masculines qui peuplent l’univers de Lynch, il incarne une autre voie : celle d’un amour entier voué à sa fiancée Lula (Laura Dern), sincère, dénué de pièges tordus. La dynamique sadomasochiste entre Dorothy Vallens et Frank Booth est endogène au couple : la violence est inscrite au cœur de leur relation. Celle qui frappe Sailor et Lula dans Wild at Heart (Sailor & Lula en version française) est imposée par Marietta, la mère de Lula. Pathologiquement jalouse de sa fille, la marâtre engage une bande de tueurs pour éliminer le démonstratif amant.
Sailor et Lula s’aiment d’un amour-feu. Pour rendre compte de cette incandescence, Lynch filme les scènes de sexe en utilisant un procédé de saturation des couleurs, couplé à une surimpression et un éclairage exubérant. Rien ne semble pouvoir briser Sailor et Lula : ni les fantômes du passé qui les hantent, ni les assassins à leurs trousses. Ensemble, ils sillonnent les routes américaines : de la Caroline du Nord jusqu’au Texas, en passant par la Nouvelle-Orléans. Ce road-trip ultraviolent, emporté par le rock nerveux des Powermad et la douceur des ballades d’Elvis, éblouit le spectateur autant qu’il le déstabilise.

Le cinéma de David Lynch est une représentation des violences faites aux femmes : dans Sailor & Lula, l’instigatrice de la violence est la mère de Lula. Marietta représente une figure maternelle perverse et destructrice : elle manipule sa propre fille et cherche à contrôler son destin. Son pouvoir toxique s’exerce d'abord par la menace et la trahison, puis par une féroce envie de meurtre… La violence subie par les femmes ne provient pas seulement des hommes, mais parfois aussi de leur propre lignée mère-fille.
C’est cependant la violence totale et systémique que dénonce Lynch. Une scène significative l’illustre… Quand Lula au volant, et Sailor allongé sur la banquette arrière, tourne le bouton de la radio pour écouter de la musique. Mais seuls des bulletins d’informations macabres jaillissent du poste : crimes atroces, meurtres insensés, guerres et catastrophes en série (toute ressemblance avec l’actualité de 2025 n’est aucunement fortuite). La jeune femme grimace, tape sur le tableau de bord, et accélère, comme si la vitesse pouvait les soustraire à cette spirale de violence, ... en vain.
Fiévreux, Sailor et Lula avancent, habités par une passion plus forte que la peur. Dans un monde où la violence fait rage de toutes parts, leur amour devient un acte de résistance. Il leur faudra traverser d’épaisses ténèbres avant d’arriver à bon port.
Sources :
David Lynch et ses personnages féminins : représenter la face cachée de l’hétérosexualité – Les Inrockuptibles
Blue Velvet : les visions cauchemardesques et transgressives de David Lynch –
Le Monde
Les femmes fatales de Blue Velvet – Culturellement vôtre
Il était une fois… Sailor & Lula – Arte