Le 7 novembre 1492, une fulgurance transperce le ciel suisse : la première météorite classifiée du monde occidental s’écrase au-dessus d’Ensisheim, petite commune alsacienne située à 20 kilomètres de Bâle. Albrecht Dürer (1471-1528), alors jeune peintre et graveur en compagnonnage dans la cité helvétique, assiste à la chute de la pierre, impressionné comme tous les témoins de l’événement (1). Interprétée comme un signe céleste, une manifestation divine, la météorite d’Ensisheim est accueillie avec optimisme par la population de la région et l'artiste lui-même. Elle laisse présager des temps meilleurs, ce qui ne tarde pas à se vérifier (2). Pourtant, vingt-deux ans après, le maître de la renaissance allemande va évoquer cet épisode en créant une gravure exceptionnelle : Melencolia I, baignée dans une atmosphère triste et mystérieuse. Pourquoi ce revirement ?
Considérée comme une création hors-normes en 1514, la gravure de Dürer fait encore débat aujourd’hui pour ses richesses symboliques et esthétiques... Chose curieuse, pendant très longtemps, l’astre poinçonné au point de fuite fut lié à un satellite sombre (et non à une météorite), appelé « Melencolia I », diffusant une lumière funeste sur la vie des hommes, des animaux et plantes. Cette acception, prisée des romantiques, trouve une résonnance particulière dans la poésie de Gérard de Nerval, notamment dans El Desdichado, le malheureux, prisonnier des rets du « Soleil noir de la Mélancolie » (3). Cette vision va être reprise par le réalisateur Lars Von Trier en 2011, dans son crépusculaire Melancholia.
De fait, cette perception franchement sombre a nourri, dès l’origine, les interprétations officielles de l’étrange gravure. Dans une moindre mesure, le grand spécialiste de Dürer, Erwin Panofsky, suggère en 1943 de considérer Melencolia I comme « un autoportrait spirituel de Dürer » (4), dans lequel le graveur aurait sublimé son penchant pour la mélancolie – un état mental qui invite au vagabondage imaginaire, à la rêverie… propice tant aux créations artistiques qu’aux découvertes scientifiques, mais qui dans ses formes sévères, paralyse l’esprit dans le délire et la folie.
Ce n’est qu’à partir des années 1970, avec les travaux de l’historien de l’art Fedja Anzelewky et du philologue Dieter Wuttke, tous deux allemands, que l’hypothèse de la représentation de la météorite d’Ensisheim va être émise, puis validée (5). À bien y regarder, la seule substance lumineuse dans la gravure provient de la météorite derrière l'arc-en-ciel, qui loin d’être source d’obscurité, éclaire la scène d’un éclat doux et paisible, comme l’eau calme du lac en arrière-fond (6). Le paysage et le décor au premier plan seraient presque réconfortants, sans le trouble introduit par la chauve-souris (ou la gargouille), avec sur la face interne des ailes l’inscription « Melencolia I », sans conteste, principal élément perturbateur de l’œuvre.
Melencolia I, gravure symbolique
Sur la plaque de cuivre, outre la figure principale de l’ange soyeusement drapé, un florilège de symboles issus de la tradition hermétique : une échelle, un sablier, un cadran solaire, un compas, une règle, une balance…. Et deux objets mathématiques hors du commun : un carré magique d’ordre 4 avec des contraintes particulières et un solide géométrique sans précédent, inscrit dans une perspective étonnante.
Les carrés magiques furent introduits en Occident par des textes traitant d’ésotérisme islamique. Considérés d’abord comme des figures mystérieuses aux propriétés féériques, ils ont été étudiés par les Arabes en tant que constructions mathématiques dès le Xe siècle (7). Un carré magique dit normal est un carré de dimension n par n, constitué de tous les nombres allant de 1 jusqu’à n au carré, ordonnés de telle manière que la somme de chaque ligne ait la même valeur. Ainsi, le carré de Dürer (à droite sur le mur de la maison), contient les entiers naturels de 1 à 16, ayant une somme de 34 pour chacune de ses lignes. Mais il est bien plus remarquable encore, puisque la somme des coins (16+13+4+1) et celle du carré central (10+11+7+6) valent aussi 34. Et, moins par égotisme que pour en définitive marquer ce carré unique, Dürer mentionne sur la dernière ligne (4, 15, 14, 1) l’année de création de Melencolia I , encadrée des éléments de son paraphe codé : 4 pointe la 4ième lettre de l’alphabet, c’est-à-dire D, tandis que 15 et 14 représentent la date 1514 et 1 la lettre A.
Féru de mathématiques et de géométrie, Albrecht Dürer, comme les peintres et savants de la Renaissance italienne, pensait que la nature était écrite selon des lois mettant en relation des nombres entre eux et des formes. Le carré magique illustre l’importance pour l’artiste d’utiliser les outils mathématiques, à l’instar du Grand concepteur et bâtisseur de l’Univers… Dans la même veine, Dürer aura à cœur de devenir un expert de la perspective linéaire, technique de représentation de la profondeur sur surface plane, parmi les plus prolifiques de l’histoire de la peinture. La présence d’un polyèdre impossible, c’est-à-dire jamais vu jusqu’alors et difficilement identifiable même pour un observateur du XXIe siècle, atteste de la virtuosité mathématico-géométrique du créateur de Nuremberg.
Sans rentrer dans les détails de sa composition, le polyèdre de Dürer est obtenu en allongeant un cube le long d’une grande diagonale, et ensuite, en le tronquant en son sommet et au niveau de sa base de manière parallèle. Longtemps, le troublant solide de Melencolia I fut perçu comme le symbole de l’aspiration tourmentée de son auteur à une perfection jamais accessible. L’hypothèse de la représentation de la météorite d’Ensisheim dans la gravure peut nuancer cette interprétation : plus que l’impuissance à saisir les secrets de la nature, il s’agit de s’interroger sur l’impossibilité pour Dürer de faire revivre la beauté d’un souvenir, celui d’une période privilégiée.
Melencolia I, gravure nostalgique
Très souvent déchiffrée par sa myriade d’éléments symboliques et dans une interprétation statique, Melencolia I n’a semble-t-il jamais été appréhendée comme une histoire à débusquer, une nostalgie à révéler.
De nombreux instruments de mesure sont représentés dans la gravure. Il est un appareil, suspendu sur le mur de la maison et dont le centre est situé au même niveau que la météorite luminescente, qui attire en particulier l’œil de l’observateur : le sablier vivant, disons en plein fonctionnement. En effet, Dürer représente le temps en train de s’écouler – d’après des calculs de volume précis, la quantité de temps passé est la même que celle à venir. Un autre détail important : l’instrument projette une ombre nette, bien tracée. À l’inverse du cadran solaire, juste au-dessus du sablier, où aucune ombre n’est représentée. L’important n’est pas l’instant, mais un souvenir passé et la distance temporelle qui nous en sépare. Pour davantage inviter le spectateur à se focaliser sur le sablier et le passé qu’il pointe, soulignons le rapport, entre la largeur du carré magique et celle de l’horloge, identique au nombre d’or (8). On peut y voir une indication d’un moment à jamais révolu et heureux dans la vie du peintre graveur, une sorte d’âge d’or pour Dürer : l’année où les Amériques furent découvertes, pendant son apprentissage à Bâle, à l’aube de sa vie d’adulte, le ciel un instant déchiré par une météorite de 127 kilogrammes (9).
Si l’astre luminifère (au fond de la gravure) image le surgissement de la première météorite recensée en Europe, le polyèdre en est sa représentation pure et parfaite, c’est-à-dire idéalisée, deux décennies plus tard. Cependant, entre ces deux épisodes, l’un enthousiaste l’autre moins, une nostalgie mélancolique, tel un diable malicieux sorti de sa boîte (la chauve-souris), est venue jouer les trouble-fêtes et narguer l’artiste. Melencolia I et son foisonnement symbolique peuvent être appréciés comme une tentative « thérapeutique » de renouer avec la vitalité de 1492, année chargée d’espérance pour l’apprenti. Explorons cette piste…
Malgré sa jeunesse, Dürer fait fort impression à Bâle dans la réalisation d’une gravure sur bois représentant Saint Jérôme. Sa maîtrise parfaite du burin lui ouvre les portes des grands éditeurs de la ville. Introduisant « un nouveau style dans l’illustration », alors qu’il termine son apprentissage, il a l’intime conviction qu’un destin l’attend (10). Par-dessus le succès qui s’annonce déjà, un miracle tombe à point nommé : la pierre incandescente qui s’écrase à quelques lieues de la ville où il séjourne. Profondément religieux, il ne fait qu’aucun doute que Dürer ait été marqué par l’apparition de la météorite et l’ait interprétée comme un signe divin de bon augure. Commence en effet pour Dürer une période de production prodigieuse qui va durer plus de dix ans : « Outre de nombreux tableaux, il exécute, ne serait-ce qu’entre 1495 et 1500, plus de soixante gravures sur cuivre et sur bois, imprimées sur ses propres presses, qui lui valent une réputation internationale » (11).
Un fait peu mentionné quand on présente l’artiste allemand est l’échec de son mariage avec Agnès Frey. L’union, arrangée par les familles, fut célébrée le 7 juillet 1494. Un an auparavant, un autoportrait d’Albrecht Dürer faisant référence au futur mariage, montre le peintre graveur tenant à la main un chardon, symbole de chance en amour et de réussite maritale (12). Le bonheur envisagé n’aura pas lieu… La personnalité d’Agnès a longtemps divisé les historiens. Pour les uns, douce et dévouée au début, elle serait devenue au fil du temps acariâtre. Pour les autres, véritable mégère et avare, elle ne supportait pas qu’Albrecht passe « des heures à composer des traités sur la théorie des proportions du corps humain ou sur la géométrie descriptive, au lieu de s’employer à des travaux lucratifs » (13). Une certitude, ils furent ensemble malheureux et sans enfants… La dégradation du sentiment amoureux, à l’aune de ce qu’il pouvait en espérer jeune adulte, a dû participer, plus qu’on ne le dit d'habitude, à la mélancolie de Dürer. Du moins, à la perte progressive de l’exaltation dont l’artiste fit preuve à Bâle, deux ans avant son mariage.
Les causes de la nostalgie sont multiples chez Dürer. Elles se nichent, d’une part dans les difficultés rencontrées par l’homme, et d’autre part, dans une foi en l’humanisme de la Renaissance qui s’étiole, la maturité venant. D’un point de vue historique, la météorite avait suscité un espoir d’amélioration économique pour la région et de réussite pour l’empereur Maximilien Ier dans sa lutte contre les français. « De fait, Maximilien bat les armées du roi de France lors de la bataille de Dournon le 17 janvier 1493 » (14). Cependant, quelques 22 ans après, les jacqueries qui embrasaient les campagnes et les prémices des guerres de religions allaient obscurcir l’époque. D’un point de vue personnel, en dehors du naufrage de son mariage, Dürer dut affronter la malaria pendant des dizaines d’années, le décès de sa mère en 1514 (l’année du chef d’œuvre), et celui de son parrain Anton Koberger, imprimeur et éditeur de Nuremberg, un an avant (15). Enfin et surtout, et Melencolia I en témoigne, l’alliance entre les arts et les lois mathématiques semble ne pas tenir toutes les promesses que la Renaissance voyait en elle. Les mystères de la nature, les méandres de l’âme,... la force des moments heureux mais passés, ne peuvent en aucun cas être restitués par l’utilisation conjointe de la gravure et la géométrie. Les arts et les sciences sont en-deçà de la vie, juste des ersatz… mais quels merveilleux ersatz !
Notes et références :
(1) Dürer et la météorite d’Ensisheim
(2) Météorites et prodiges
(3) Gérard de Nerval cite explicitement l’œuvre de Dürer dans Aurélia ou le Rêve et la Vie, en comparant « un être d’une grandeur démesurée », qui apparaît dans un rêve, à « l’Ange de la Mélancolie, d’Albrecht Dürer »
(4) La Vie et l’Art d’Albrecht Dürer (The Life and Art of Albrecht Dürer, Princeton, 1943) d’Erwin Panofsky, traduit par Dominique Le Bourg, Hazan 2012, P.264
(5) Plus personne aujourd’hui ne semble contester cette interprétation
(6) Selon l’historien de l’art Dominique Radrizzani, la fortification en arrière-plan de Melencolia I évoque le château de Chillon sur le lac Léman (Lemancolia : Traité artistique du Léman, NOIR SUR BLANC, 2013). Cette trouvaille pertinente appuie la thèse de la représentation de la météorite d'Ensisheim qui passa au-dessus de la Suisse.
(7) Pour ceux intéressés par les carrés magiques mathématiques
(8) Souvent noté Phi, le nombre d’or, appelé aussi nombre de la divine proportion, est approximé à la première décimale à la valeur : 1,6. Le nombre d’or est présent à plusieurs endroits dans le chef d’œuvre de Dürer
(10) La Vie et l’Art d’Albrecht Dürer (The Life and Art of Albrecht Dürer, Princeton, 1943) d’Erwin Panofsky, traduit par Dominique Le Bourg, Hazan 2012, P.13
(11) Ibidem P.16
(13) Portrait de l’artiste tenant un chardon, 1493. Exposé au Musée du Louvre
(13) Ibidem P.14
(14) Météorites et prodiges
(15) Dürer et la météorite d’Ensisheim
Nostalgia, extrait de l'album What does anything mean ? Basically –
The Chamelons, 1985 (remasterisé par Blue Apple Music en 2009)