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L'inconscient de Venise



Écrire sur Venise… Après Casanova, Morand, Sartre, Sollers, Lacan ou Hugo Pratt, comment ne pas enfoncer des portes ouvertes ? Amoureux comme tant d’autres de la belle sauvée des eaux, le breton Jean-Paul Kauffmann réussit pourtant l’impossible avec « Venise à double tour » : une balade intimiste sur le mode de l’intrigue policière où il narre, d’une plume fine et légère, la façon dont il parvient à forcer les portes des églises fermées.


De ses mille jours de captivité au Liban comme otage du Hezbollah, de 1985 à 1988, ce journaliste a gardé l’obsession des verrous. Or ils sont nombreux dans la cité des Doges, ces sanctuaires cadenassés à double tour dont il rêve de franchir le seuil : sur quelque quatre-vingt églises, la moitié sont réaffectées à des activités profanes, ouvertes très occasionnellement (par exemple pour la Biennale)… Voire pour dix-sept d’entre elles, totalement inaccessibles.


Une quête initiatique

« Chaîne qui tombe, porte grillagée qui grince en s’ouvrant, (…), chuintement lourd d’anneaux et de maillons… » Le rôdeur inspiré nous entraîne avec délectation dans sa quête initiatique des beautés verrouillées et de ceux qui en détiennent les clés. On le suit à travers les chausse-trappes et les méandres de la bureaucratie italienne, avec ses « Cerfs blancs ou noirs » - ces érudits qui savent mais ne se laissent pas si facilement chasser. De rencontres picaresques en rêveries philosophiques, à l’écart des grands bateaux qui obscurcissent l’horizon et du flux ininterrompu des touristes, on respire l’haleine et les parfums d’une cité ensorcelante et hors du temps.


Une pierre aux propriétés miraculeuses

Mais au-delà du décor, c’est dans l’âme de Venise que Jean-Paul Kauffmann nous fait pénétrer quand il nous parle de la pierre d’Istrie. Car il le découvre au fil de son enquête, cette roche calcaire imperméable « à la blancheur indéchiffrable», qui tapisse et façonne la plupart des édifices de la ville en les protégeant de la corrosion, est bien «l’inconscient de Venise ». «L’histoire de la ville s’inscrit dans cette pierre aux propriétés miraculeuses. Elle est dotée d’un principe spirituel propre. Quand on l’extrait des carrières d’Istrie, elle est presque rouge et blanchit au contact de l’air et du sel en gardant une tonalité indéfinissable d’or blanc. »


Menacée dès son origine par la montée des eaux, qui s’accélère inéluctablement aujourd’hui avec le réchauffement climatique, la cité amphibie n’en finit pas de fasciner par sa splendeur délétère. Comme en perpétuelle perdition, désertée d’année en année par ses habitants (ils ne sont plus que 55 000, face à trente millions de touristes), Venise est condamnée à sombrer dans sa lagune sous le poids de ses édifices. « La question n’est pas de savoir si cela arrivera mais quand », déclarait un rapport de l’Unesco en 2010. Mais mourir n’est-il pas le propre de tout mortel ? Si proche, si belle, Jean-Paul Kauffmann nous rend la ville éternelle.



L’AUTEUR

Né en 1944 en Bretagne, Jean-Paul Kauffmann a été journaliste à Radio France Internationale, à l’AFP, au Matin de Paris et grand reporter à l’Evénement du Jeudi. Envoyé à Beyrouth, où il est enlevé en 1985 avec Michel Seurat, il est détenu comme otage pendant trois ans par le Hezbollah. Devenu écrivain à sa libération, il est l’auteur de quatorze livres dont L’Arche des Kerguelen : voyage aux îles de la Désolation (Flammation, 1993), La Chambre noire de Longwood : le voyage à Sainte-Hélène (La Table ronde, 1997), Courlande (2009), Outre-Terre : le voyage à Eylau (2016). L'enfermement est un thème récurrent.







Ses références :

Jacques Lacan (La Vie avec Lacan, Gallimard, « L’Infini », 2016 Catherine Millot) ; Jean-Paul Sartre (La Reine Albemarle ou le dernier touriste, Gallimard, 1991) ; Paul Morand (Venises, Gallimard 1971, « L’Imaginaire » 2004) ; Hugo Pratt (Fable de Venise, Casterman, 1881...)


Venise à double tour, Équateurs Littérature

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