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L’effet maternel

Voici un récit remarquable qui se lit d’une traite. Captivant et surtout émouvant, il offre au lecteur un témoignage intime de la jeunesse de son auteure, Virginie Linhart, des années 1970 au début des années 2000.


"L'effet maternel" est sorti en livre de poche en février 2021. Virginie Linhart © Pascal Ito / Flammarion

Construit à la manière d’un documentaire et monté comme un film, avec des allers et retours temporels, il est à la fois une narration à la première personne et une chronique universelle. Il croise une histoire singulière, celle d’une enfant, devenue jeune femme puis mère et une histoire collective. Les deux marqueurs sociaux, la Shoah et les événements de 1968 ont jalonné l’histoire de la famille Linhart et ont laissé des traces mémorielles vivaces imprégnant la vie psychique et relationnelle chez nombre d’entre nous.


La force de ce récit tient à la rencontre avec l’auteure. Virginie Linhart partage avec authenticité et générosité la traversée de sa jeunesse émaillée de joies, mais aussi de profonds désarrois. Elle convoque chez le lecteur des émotions et des souvenirs, pour ceux et celles de sa génération. Une génération coincée par la précédente, celle des baby-boomers de l’après-guerre, qui a œuvré pour l’évolution et la libération des mœurs, et s’est ensuite socialement bien assise dans les années 80, pour ne pas dire embourgeoisée. Une génération tenaillée entre la nostalgie de l’enfance dans les années 1970, et un avenir à construire dans une société en crise.


Qui est Virginie Linhart ?

Virginie Linhart est réalisatrice de documentaires et écrivaine. Elle est la fille du sociologue, Robert Linhart, militant dans les années 68, embauché, alors comme de nombreux intellectuels engagés, dans une usine Citroën de la région parisienne. Il a écrit un ouvrage sociologique de référence, L’Etabli, témoignage de la condition ouvrière et des grèves dans ces années-là.


Fils d’un couple de juifs polonais, traqués en France et rescapés de la Shoah, il hérite de cette histoire douloureuse. Hormis ses parents, de nombreux membres de la famille ont été décimés. La mère de Robert Linhart, « déglinguée » par la traque, a vécu après la guerre dans la terreur de la persécution. Avec son mari, elle partage une communauté de déni, pour continuer à survivre. Les décès et pertes ne sont pas évoqués. Une chape de plomb faite de silence enferme la famille, qui fait de son mieux pour se fondre dans la société civile française, et pour y réussir.


Le silence est une constante dans la vie psychique intrafamiliale, et Virginie Linhart s’interroge sur cet héritage et sa participation récurrente aux non-dits. Écrire est sans doute pour elle une façon de mettre en lumière ce qui est resté sous le tapis, encrypté dans la mémoire.


Elle n’en parle pas comme un silence structurant, selon l’hypothèse de certains historiens : « C’est une machine à fabriquer de la psychose. A la première situation compliquée, elle a fait dégringoler mon père de son piédestal de normalien précoce et dialecticien hors norme, chef incontesté de son groupuscule maoïste ». Dans les années 80, son père a en effet développé une psychose maniaco-dépressive et s’est emmuré dans le silence, comme elle le raconte dans son récit Le Jour où mon père s’est tu. Pour sortir de cette tragédie familiale et comprendre cette histoire, Virginie Linhart poursuit sa quête et ses enquêtes. C’est grâce à ces recherches documentaires et aux témoignages recueillis que pourront refaire surface des souvenirs, point de départ d’une narration plus subjective.


Ce récit est écrit vingt après les derniers événements relatés : ses débuts de jeune mère, seule avec un enfant, abandonnée de l’homme qu’elle aimait. Les mots prononcés par sa mère, « tu n’avais qu’à avorter, il n’en voulait pas de cette gosse », retentissent comme une onde de choc et l’amènent à s’interroger sur la figure maternelle et à revenir sur son enfance.


L’effet maternel

La mère de Virginie Linhart est issue d’un milieu traditionnel et populaire. Elle méprise le monde de son enfance, rejette sa famille dominée par un patriarche joueur-buveur-fumeur et violent. Sa mère, est «la docilité incarnée », s’occupe du foyer avec des talents de cuisinière, couturière et brodeuse. Consciente de son appartenance sociale, la mère de Virginie tente d’échapper à son milieu et de s’émanciper en poursuivant des études de pharmacie puis de médecine. Elle s’insurge contre le patriarcat et promeut des valeurs féministes. Dans le milieu militant des années 1968, elle rencontre Robert Linhart, le père de Virginie avec lequel ils partagent les idéaux révolutionnaires. Le militantisme très engagé des deux parents auront raison de leur amour.


Après le divorce avec son mari, elle élève seule Virginie et son frère et devient le « capitaine d’un bateau familial qui dérive ». Ils forment à eux trois un trio à la fois joyeux et drôle, réunissant autour d’eux de nombreux amis, à une époque où la libération des mœurs bat son plein. Belle et séduisante, elle cumule des amants, au vu et au su de tous, qu’elle partage même parfois avec sa fille devenue adolescente. La confusion des générations, l’absence de limites, et l’exposition de la vie intime participent aussi de cette alliance familiale sur un registre pernicieux.


« Ma mère a bâti son royaume sur nous, mon frère et moi. Elle est au centre de notre dispositif vital. On est tellement liés que non seulement on vit ensemble, mais on sait tout des uns des autres. Nos amis sont les amis du trio, il ne pouvait pas en être autrement. Parce que l’on ne se cache rien et que le plus important au monde, c’est nous trois ensemble ».


Virginie perçoit et enregistre ce climat incestueux, mais n’y met des mots que plus tard. Elle vit dans un climat où l’inceste rôde sans être commis. Coûte que coûte, Virginie reprend à son compte cette trajectoire d’émancipation nécessaire, qu’avait eu sa mère, mais cette fois ci pour sauver son individualité. Elle traverse des épreuves violentes et côtoie aussi la folie pour devenir femme puis mère.


Son écrit autobiographique ne trempe pas sa plume dans le ressentiment ou la rancœur. Ce n’est pas non plus une écriture thérapeutique. « L’écriture n’est en rien un remède, c’est un instrument d’émancipation ». C’est un moyen pour elle de se libérer de la domination et de l’empreinte maternelle, en comprenant tous ses effets psychiques. Ce livre est sans doute adressé à ses trois enfants pour leur donner les clés de compréhension de leur héritage social et psychologique.


Il s’adresse aussi à nous lecteurs, pour penser notre histoire transgénérationnelle. « Je crois que si nous, enfants de ces années, avons nombre de griefs contre certains des travers de cette période, nous en avons gardé une nostalgie tenace. La nostalgie de cette liberté dont vous vous étiez fait les héros, vous nos parents, la gaieté que vous exprimiez, votre combat contre les jugements moraux, le refus de l’enfermement, l’insoumission, tant de choses que je ne retrouve pas dans notre société contemporaine et qui ont constitué mon quotidien ».






Olivia Cahn





L'effet maternel est aussi une œuvre sur la nostalgie des années 1970.

David Bowie – Space Oddity, New-York, Décembre 1972




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