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Petit précis de décomposition à l’usage des contemporains


"La Cité des jarres" d'Arnaldur Indridason a obtenu le prix Clé de Verre du roman noir scandinave en 2002. Lac d'Islande © burben /123 RF

Je suis entrée dans ce polar comme on entre dans une boutique de curiosités. La littérature classique demeure en effet mon terrain de jeu, et, au risque de choquer les lecteurs, j’ai toujours nourri à l’égard du roman policier quelques préjugés tenaces. Un entretien d’Éric Boury, l’un des rares interprètes français de littérature islandaise, éveilla toutefois ma curiosité. Je venais de terminer sa très belle adaptation du récit Entre Ciel et terre de Jón Kalman Stefánsson – un récit initiatique âpre et lyrique qui relève, à bien des égards du poème en prose, et je souhaitais en savoir plus sur ce passeur de mondes – « ce passeur d’Islande » selon le joli mot de Carine Chichereau. Je découvris alors les raisons qui poussèrent ce professeur d’anglais en activité à se démettre de ses fonctions pour devenir traducteur à plein temps. Et pas de n’importe quelle langue ! Je ne sais si le lecteur est comme moi mais les idiomes nordiques, avec leurs systèmes graphique et phonétique, la concaténation de leurs consonnes gutturales, emblématisent une forme d’inquiétante étrangeté : comment prononcer des mots dont certaines lettres paraissent renvoyer, au moins pour les esprits fantasques, à une époque où l’humanité n’était jamais très loin des Dieux ? Bref, il fallait à Éric Boury un sacré culot et une non moins belle patience pour oser s’aventurer dans ces mers du Nord.


Ce dernier évoque, dans l’article mentionné plus haut, les œuvres qui l’ont profondément marqué. La Cité des Jarres compte au nombre de celles-là. Ma confiance alla droit à cet homme qui noue avec les textes et les êtres une connivence que l’on devine profonde. Me voilà donc embarquée pour un voyage au pays des geysers. C’est dire que si la culture scandinave, en particulier islandaise, est encore assez mal connue en France, en dépit des travaux pionniers du regretté Régis Boyer, les représentations auxquelles elles donnent lieu ne manquent pas, elles, d’irriguer notre imaginaire en charriant clichés et stéréotypes. Terres des trolls, du dieu Thor, du soleil de minuit, des volcans, des bourrasques et des landes, mais aussi de la rigueur protestante, des pêcheurs, de la glace, des alcools forts et du metal rock. Et puis, ce roman au titre déroutant n’avait-il pas obtenu le prestigieux prix Clé de Verre du roman noir scandinave et ne figura-t-il pas, lors de sa sortie, en tête des listes des best-sellers allemands et anglais – l’Angleterre où aurait été inventé, dit-on, le roman gothique avec sa prédilection pour les labyrinthes, les souterrains et les caves ?


Reykjavik dans "La Cité des jarres" : appartements coquets et résidences paisibles... en apparence

Le nom même de l’auteur, Arnaldur Indridason, défie, dans sa superbe, les palais français peu habitués aux séquences sonores rocailleuses, de celles qui sollicitent une belle énergie articulatoire : l’allitération en [r] sonne comme un début d’épopée. Une épopée désenchantée dans le cas présent : on y sillonne les routes sous une pluie drue et persistante qui amène avec elle son lot de désolations, attestant ainsi la misère des hommes – une variation morale autour du thème du Déluge ; on y croise maintes créatures marginales, en proie au mal-être et à la mélancolie ; et l’on y affronte les lourds secrets du passé, les silences qui résistent, la violence des temps présents. L’île, longtemps repliée sur elle-même et où la sexualité pouvait rimer avec la consanguinité, s’est brutalement ouverte à la modernité, au capitalisme, aux mirages modernes de la consommation de masse. Les traditions s’y délitent, à l’instar du mariage – l’un des sacrements de l’Islande ancienne – et de la famille : beaucoup volent en éclat, en particulier celle de l’enquêteur principal, un nommé Erlendur, divorcé et père de deux enfants. Détesté par son ex-épouse et son fils, l’inspecteur tisse avec sa fille une relation chaotique dominée par les non-dits et les malentendus. Qu’une jeune épouse disparaisse brusquement le jour même de ses noces au tout début du roman résonne comme un coup de revolver dans une belle symphonie : le vernis des convenances craquelle, mettant au jour la fragilité des liens familiaux et sociaux, ainsi que la précarité de notre connaissance des êtres. L’humain est un mystère. Cette dissonance inaugurale se double de la découverte du cadavre d’un vieil homme chez lui assassiné et dont les doigts retiennent un bout de papier sur lequel ont été griffonnés quelques mots opaques (l’imaginaire nocturne, toujours). Erlendur, chargé de l’enquête par sa fille, se passionne pour les disparitions, lesquelles émaillent l’histoire d’une île au climat extrême où voyageurs et insulaires s’égaraient souvent quand ils ne finissaient pas enfouis sous une épaisse couche de neige (une métaphore de la vie des humbles ?). Heureux si l’on parvenait à retrouver leurs cadavres ! Erlendur conserve chez lui des livres qui retracent la vie de ceux que les éléments ont définitivement emportés mais que sauve de l’ensevelissement définitif le témoignage écrit. On apprendra dans le volume ultérieur, La Femme en vert, pourquoi l’inspecteur s’intéresse autant aux disparitions et pourquoi ses nuits sont traversées du même cauchemar récurrent. Ce récit s’apparente ainsi à une quête : de nos identités, de notre histoire et de nos origines ; et il célèbre la mémoire et son travail dans un monde qui se fracture.


Comme dans l’épopée, les personnages sont en butte aux éléments et ils combattent ennemis, obstacles et démons, sauf qu’ici ces derniers sont le plus souvent intérieurs : addictions en tous genres (alcoolisme, drogue, sexualité débridée), perte du sentiment national, hérédité. Ce polar, on l’aura compris, flirte en son long avec le tragique. L’auteur nous propose une réflexion sur le destin et les déterminismes – une modalité de la fatalité –, sur la famille et les liens du sang, sur l’honneur bafoué et la vengeance qu’il appelle. La mise en scène à laquelle se livre le criminel, une mise en abyme de la figure de l’écrivain, module l’antique énigme du Sphinx. L’unité de lieu, l’une des exigences de la tragédie ancienne, y est impeccablement respectée. Le lecteur devine très vite que ce polar sombre et dense plonge ses racines dans l’histoire et la littérature islandaises, dans la Bible mais aussi dans la mythologie et le théâtre grecs. Cette histoire déroule en ses plis une vaste méditation sur la condition humaine, sur la filiation et la transmission – que cette dernière soit génétique, patrimoniale ou littéraire. L’absurde n’y est jamais très loin – et le nom même du protagoniste, Erlendur, qui signifie en islandais « étranger », en demeure un indice. L’auteur rend hommage aux classiques. Et d’abord aux classiques scandinaves : l’alliance du réalisme, de l’humour et du tragique quotidien, il l’hérite des sagas médiévales (qui viennent d’être éditées en Pléiade), d’Andersen, d’Ibsen, de Strindberg, de Hamsun mais aussi de Bergman – celui, par exemple, des Scènes de la vie conjugale ou de Cris et chuchotements.


Photo extraite du film "Jar City", d'après le roman d'Arnaldur Indridason, réalisé par Baltasar Kormákur en 2006

L’atmosphère poisseuse dans laquelle nous entraîne l’intrigue illustre une poétique des éléments inscrite dans la tradition d’E.-A. Poe. Le crime a été accompli dans un quartier récent et excentré de Reykjavik appelé Le Marais. Et c’est bien dans des eaux stagnantes et boueuses que vont barboter nos enquêteurs. L’imaginaire d’Indridason est structuré autour d’images obsessionnelles qui trouent le récit comme une constellation d’étoiles filantes : eau, formol et autres liquides dans lesquels baignent de précieux organes, boue, bourbier. Tous déclinent une rêverie de l’eau – celle qui attaque les chairs et décompose. Quelques scènes ont lieu en sous-sol (image des Enfers et orchestration du motif de la catabase), dans un endroit souterrain et nauséabond où les rats, par milliers, ont élu domicile, grouillant et couinant. L’envers du décor : les appartements coquets des résidents, indifférents les uns aux autres, sont construits sur un terrain sablonneux. Métaphore, toujours, d’une société malade et qui refuse de voir sa maladie.


La Cité des Jarres ? Un polar qu’on ne lâche pas et qui nous embarque dans une Islande inconnue des tours opérateurs… Un road movie dont la lecture, en pleine pandémie, ne m’a pas laissée indifférente par son sujet et les questions qu’il soulève (en particulier celle des manipulations génétiques et du « fichage », à l’heure où le vaccin à ARN messager suscite espoir et… controverse). L’auteur, en bon journaliste, livre une radioscopie de la société islandaise. Or qui ne voit que cette peinture est aussi celle de l’Europe (le roman a été publié en France en 2005) ? Quand le polar rejoint la vocation (politique) de la tragédie grecque : de la littérature, tribune et tribunal du monde.




Florence Orwat, le 13 juillet 2021








Arnaldur Indridason, La Cité des Jarres, trad. Éric Boury, éd. Métaillé, « Le Grand Livre du mois », 2005 pour la trad. française, 287 pages






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