Haruki Murakami publie en 1999 Les amants du Spoutnik. Le roman, pétri du réalisme magique propre à l’écrivain japonais, se focalise sur un triangle amoureux dans lequel les désirs des amants ne parviendront jamais à s’accorder.
Les protagonistes de cette histoire sont : K., instituteur de 24 ans, ami confidentiel de Sumire ; Sumire, âgée de 22 ans, admiratrice de Jack Kerouac, qui rêve de devenir écrivaine ; et Miu, femme d’affaires de 39 ans, spécialisée dans l’importation de vin français.
K., narrateur et amoureux fou de Sumire, place d’emblée le lecteur dans l’œil du cyclone : « Au printemps de sa vingt-deuxième année, Sumire tomba amoureuse pour la première fois de sa vie. Cet amour fut aussi dévastateur qu’une tornade dans une vaste plaine et ravagea tout sur son passage […]. L’objet de cet amour absolument mémorable était marié, avait dix-sept de plus que Sumire et, surtout, était une femme. C’est de là que partit toute cette histoire, et là aussi qu’elle s’acheva (ou presque). »
Sumire et Miu se rencontrent au début du roman dans un mariage. La conversation dérive vers Kerouac, la passion du moment de Sumire et le mouvement beatnik, dont Kerouac fut un des chefs de file. Miu confond « beatnik » avec Spoutnik – première série de satellites artificiels au monde envoyée par l’URSS à la fin des années 1950 : cela les fait rire toutes les deux. C’est le commencement du sentiment d’amour indéfectible de Sumire pour Miu, qu’elle désigne à partir de ce moment et au fond d’elle-même comme son « Spoutnik chérie ».
Résumé de la situation pour le moins complexe (et en même temps banale) de nos amoureux solitaires : K. aime Sumire et la désire, mais elle ne ressent aucun désir sexuel pour lui. Sumire aime et désire Miu, mais celle-ci l’aime sans pour autant désirer sexuellement Sumire. Et K. peut éprouver du désir pour une autre femme (il a pour maîtresse la mère d’un de ses élèves), mais pas de l’amour… Ainsi, tels des satellites Spoutnik, le narrateur, Sumire et Miu évoluent sur l’orbite de leur solitude sans jamais se rencontrer vraiment.
Espaces de connexion (la théorie)
Le réalisme magique de Murakami réside dans une narration qui met sur le même pied d’égalité le réel et l’imaginaire. Les personnages basculent naturellement de la réalité au monde des rêves (merveilleux ou cauchemardesques), du réel à l’irréel ; comme si cette opération de renversement était normale. D’où l’étrangeté habilement dosée qui émane de ses romans et nouvelles.
Les récits de l’écrivain japonais sont envoûtants, souvent mélancoliques et bienveillants, parfois dérangeants. Il y est fréquemment question de parcours initiatiques… En quelques mots, tout l’art de Murakami est de raconter, de manière simple et poétique, des histoires ancrées dans une réalité ordinaire mais émaillée d’espaces de connexion (portes, murs, miroirs, pierres, puits, grottes) avec d’autres réalités intangibles. Comme dans Alice aux pays des merveilles quand elle glisse dans le terrier du lapin pressé, les amants de Spoutnik vont ainsi traverser le miroir, de la matérialité du réel à l’univers des fantasmes et des désirs.
L’évaporation (comme une fumée) de la jeune Sumire
A la suite de la rencontre entre Miu et Sumire au banquet du mariage, la belle et élégante femme d’affaires, prise de sympathie pour l’admiratrice de Kerouac, décide d’embaucher Sumire pour devenir sa secrétaire… L’été suivant, Miu et Sumire séjournent pendant une semaine en Bourgogne pour visiter des domaines viticoles. Les deux femmes prennent ensuite quelques jours de vacances sur une petite île grecque, dans un joli bungalow face à la mer. Mais l’ambiance devient vite particulière. Tandis que Miu éprouve une affection ambivalente pour la jeune femme, Sumire ne désire qu’une seule chose : enlacer son Spoutnik chérie.
Une nuit, dans un état second, Sumire pénètre dans la chambre de Miu. Elle s’approche de son amie et demande la permission de la prendre dans ses bras. Miu, comme hypnotisée, accepte en n’opposant aucune résistance. Elle commence à la caresser tout doucement puis elle met sa langue dans la bouche de celle qu’elle désire ardemment. Là aussi, submergée par une impression bizarre, Miu se laisse faire, car d’une certaine façon elle aime Sumire mais quelque chose en elle se fige. Miu confiera plus tard au narrateur : « Une partie de moi était ravie que Sumire me caresse avec autant d’amour, mais une autre résistait. Alors que mon cœur et mon esprit étaient excités, mon corps était sec et dur comme un bloc de pierre. C’est triste, mais je n’y pouvais rien. ». Elle repousse alors Sumire et lui révèle que depuis quatorze ans, elle n’a plus fait l’amour avec qui ce soit. Depuis qu’elle a été victime d’un événement étrange, qu’elle nomme cette chose, Miu est obligée de se teindre régulièrement les cheveux. Depuis la chose, Miu est surtout dépossédée de tout désir sexuel.
Le lendemain, Miu constate que Sumire a disparu pendant la nuit… Elle prévient les autorités locales ainsi que K., l’ami de Sumire, qui n’hésite pas à prendre le premier avion pour Athènes et aider aux recherches. Mais la disparition s’avère rapidement plus qu’étrange, presque surnaturelle… Dans ce bout de terre perdu en mer, Sumire reste introuvable. Ce n’est pas un accident, ni une fugue. L’hypothèse du suicide est écartée, celle de l’homicide aussi. La jeune femme semble s’être « évaporée comme une fumée ».
La chose ou l’étrange expérience de Miu dans la grande roue
Miu avait vingt-cinq ans lorsque la chose se produisit. Après une année intense de piano au conservatoire de Paris, elle avait loué un meublé dans une petite ville en Suisse où elle avait l’intention d’assister à un festival de musique classique. Outre une magnifique vue sur un lac, les fenêtres de son appartement donnaient sur un parc d’attractions doté d’une grande roue. Miu regardait souvent le mouvement hypnotique des cabines bigarrées monter et descendre…
Un jour, un homme l’aborde à la terrasse du café qu’elle fréquente. C’est un homme élégant, d’une cinquantaine d’années, genre brun ténébreux. Entreprenant, il engage prestement la conversation : il s’appelle Ferdinando ; catalan de Barcelone, il habite dans la ville Suisse depuis son divorce pour dit-il « repartir de zéro » ; il travaille dans le design d’intérieur… Mais Miu est gênée par cette rencontre qu’elle vit comme une intrusion. L'attitude un brin conquérante de Ferdinando la met mal à l’aise jusqu’à lui faire peur.
Un soir, lassée par le festival de musique, elle se résout tardivement à prendre l’air dans les rues de la ville pour se changer les idées. Ses pas l’amènent, comme malgré elle, à l’entrée du parc d’attractions : « Tiens, se dit-elle, je vais y monter. Et de là-haut, je verrai mon appartement. Ce sera l’inverse de d’habitude. Elle avait ses jumelles d’opéra dans son sac ». Mais un concours de circonstances peu probables et surtout malheureuses font que Miu se retrouve seule, coincée dans une cabine au point culminant de la grande roue, à la fermeture du parc… D’abord paniquée, elle finit par se résigner à passer la nuit dans la nacelle. Malgré le froid et l’anxiété, elle parvient à calmer sa nervosité en jouant mentalement une sonate de Mozart qu’elle avait apprise quand elle était enfant. Aussi, « vers le milieu du deuxième mouvement, son esprit commença à s’obscurcir, et elle s’assoupit. »
Elle se réveille en sursaut quelques heures après. Avant l’arrêt brutal de la grande roue, Miu est parvenue (comme elle le souhaitait) à repérer son appartement avec sa paire de jumelles : rien d’anormal alors, sa chambre était éclairée comme elle s’y attendait – elle n’avait pas éteint la lumière en partant. Maintenant, au cœur de la nuit, Miu se saisit à nouveau de ses jumelles et revient vers ses fenêtres, et là le singulier commence… Elle voit un homme nu dans sa chambre (toujours éclairée) et cet homme n’est autre que Ferdinando. Il n’est pas seul, il y a aussi une femme. C’est un véritable choc pour Miu qui observe la scène, car « c’était elle-même qui se trouvait dans la pièce ». Miu est sur la grande roue et en même temps dans son appartement avec Ferdinando en train de faire l’amour. « Incapable de détourner les yeux de cet étrange spectacle, Miu se sentait horriblement mal. »
Ne pouvant supporter davantage la fantasmagorie de la situation, Miu perd connaissance. Elle se réveille le lendemain dans un lit d’hôpital. Comme pour marquer le traumatisme, cette nuit-là les cheveux de Miu devinrent tout blancs.
Espaces de connexion (la pratique) & quelques mots sur l’écrivain
Conteur hors pair, Haruki Murakami est aussi un faiseur de mondes (parallèles) qui se croisent : la réalité et le rêve, le conscient et l’inconscient, la peur et le désir peuvent se rencontrer de manière « concrète ». La liaison entre ces mondes distincts est toujours matérialisée par une sorte de sas permettant la bascule d’un univers vers l’autre ou leur jonction.
Dans l’épisode de la chose, l’espace de connexion est la nacelle dans laquelle se trouve Miu, au sommet de la grande roue. En plein milieu de cette nuit spéciale, à cet endroit précis, la Miu qui rejette Ferdinando se connecte à une Miu qui accepte la rencontre sexuelle, la Miu qui a peur observe la version d’elle-même qui désire.
Dans l’île grecque, Sumire s’est vue repoussée par Miu. Quand elle apprend les événements de la grande roue, elle comprend qu’il existe une autre Miu de l’autre côté qui ne l’éconduira pas, « une Miu aux cheveux noirs, avec des désirs sexuels en abondance ». Il est logique alors de supposer (ce que fait K. et nous lecteurs) que Sumire ait trouvé un accès, une porte, un passage dans l’île, bref un espace de connexion lui ayant permis de passer de l’autre côté…
Considéré comme un auteur-culte aussi bien au Japon qu’en Occident, Haruki Murakami a cette particularité d’allier succès populaire – il est traduit dans une cinquantaine de langues et a vendu plusieurs millions d’exemplaires à travers le monde – à une littérature soignée et limpide, teintée de nostalgie ou de mélancolie, savamment nourrie du goût des rêves… Les amants du Spoutnik constitue un excellent tremplin pour aborder les chefs-d’œuvre de la superstar des lettres nippones comme Kafka sur le rivage, La Fin des temps, ou bien Chroniques de l’oiseau à ressort.
Sources :
Haruki Murakami, Les Amants du Spoutnik, éd. 10/18, 2003 trad. française Corinne Atlan, 271 pages
Haruki Murakami – Wikipedia
From The Edge Of The Deep Green Sea de l'album Wish, The Cure 1992
From The Edge Of The Deep Green Sea ou la confusion des sentiments amoureux
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