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Le chat de Schrödinger, prélude à l'ordinateur quantique

Avec la mise sur le devant de la scène du calcul quantique (1), il y a fort à parier que l’expérience de pensée du chat de Schrödinger, l’un des pères de la mécanique quantique, voie sa popularité exploser à travers le monde dans les mois et années à venir. Il faut bien avouer que l’histoire de ce félin « vivant et mort en même temps » est suffisamment intrigante, dramatique (une fois sur deux) et pédagogique, pour attiser la curiosité et l’engouement. Cap sur la reine des expériences imaginaires (2), prélude à l'ordinateur quantique.


Le chat de Schrödinger a un destin particulier. "Hyperbole" d’un point de vue scientifique, il n’en demeure pas moins essentiel du fait de sa puissance évocatrice et didactique. Il constitue, en outre, une excellente entrée en matière à l'ordinateur quantique.


La superposition et la mesure quantiques

Le principe de superposition constitue l’étrangeté fondatrice de la mécanique quantique. Il stipule qu’un objet quantique (électron, atome, ...) peut se trouver dans une superposition d’états distincts. Par exemple, un électron peut résider dans deux endroits différents à la fois… Ces états multiples et simultanés sont décrits par la fonction d’onde liée à l’électron. Cette fonction d’onde est probabiliste. Pour illustrer ceci, on peut très bien imaginer en mécanique quantique que notre électron se trouve à deux endroits notés : x1 et x2, et que sa fonction d’onde exprime quelque chose du genre, l’électron possède une probabilité de 1/3 de se trouver sur la position x1 et en même temps de 2/3 d'être sur la position x2. Le corpuscule se comporte comme s’il était une onde infinitésimale, une sorte de vaguelette qui se déplace dans un espace infiniment petit, avec une accentuation (ou densité de présence) deux fois plus grande en x2 qu'en x1. C’est cette caractéristique d’onde qui lui permet d’être à plusieurs endroits en même temps – une vague qui se dirige vers le rivage est répartie sur un espace étendu, parallèle au bord de mer.


Imaginons maintenant que l’on souhaite observer l’électron pour en savoir un peu plus sur sa position, en utilisant par exemple un microscope électronique. Eh bien, cette observation (qui va donner lieu à une mesure) va avoir pour conséquence de briser la superposition quantique en ne sélectionnant qu’une position parmi toutes celles possibles ! On appelle ce phénomène effondrement de la fonction d’onde. Il s’est passé quelque chose d’étrange : l’ondelette s’est transformée en un corpuscule fixé sur une position : x1 ou x2 (avec une probabilité de 1/3 pour x1 et 2/3 pour x2). Avant observation, les choses sont floues et l’électron est dans un état superposé, il est dépourvu d’une place avérée. Lors de sa mesure, la particule se stabilise et adopte une position prédite par la théorie (3).


L’interprétation standard, dite de Copenhague

Nous devons l’interprétation standard de la mécanique quantique au Danois Niels Bohr (1885, 1962). Le théoricien dirige dans les années vingt l’Institut de Physique de Copenhague, où les pères fondateurs de cette future branche ont pour coutume de se retrouver pour discuter de leurs derniers travaux. Cette interprétation sera en fait baptisée du nom de la capitale du Danemark où elle a germé. En 1927, Niels Bohr présente sa première formulation de la théorie quantique dans une conférence qui se tient à Côme : l’interprétation de Copenhague est lancée. À ce jour, bien que contre-intuitive et allant à l’encontre de l’esprit des sciences classiques, l’interprétation standard n’a jamais été démentie par l’expérience.


Pour résumer, l’interprétation de Copenhague revendique deux postulats fondamentaux. On rappelle qu’un postulat en physique est un principe qu’il faut accepter et qui ne se démontre pas, comme un axiome en mathématiques. Ces deux postulats, illustrés lors de la section précédente, peuvent être résumés de la manière suivante : le premier formalise, au moyen de la fonction d’onde, la superposition des états quantiques d’une particule (à la fois en x1 et x2), tandis que le second décrit l’effondrement de la fonction d’onde lors de sa mesure (particule posée soit en x1, soit en x2).

Niels Bohr et Albert Einstein... C'est avec estime et admiration l'un pour l'autre que les deux géants de la physique vont rivaliser pendant plusieurs années sur l'interprétation du formalisme de la mécanique quantique. Einstein ne croit pas en une Nature approximative. Cette théorie, selon lui, fait intervenir les probabilités car elle est incomplète. Bohr, plus pragmatique, adopte un point de vue différent : l’aléatoire est intrinsèque aux particules et les équations quantiques « prédisent » de manière exacte l’état des particules, la théorie est donc valide !

L’interprétation de Copenhague remet en cause la notion de déterminisme profondément ancrée dans toute la physique classique y compris la relativité générale. Niels Bohr affirme que le hasard est inhérent aux systèmes quantiques et qu’il n’est pas dû à la méconnaissance de « variables cachées », contrairement à ce que pense Albert Einstein (1879-1955) qui n’adhère pas au côté probabiliste de la théorie. Concomitant à cet aspect, il y a le problème épistémologique de la place prépondérante de l’observateur et de son instrument de mesure qui affectent l'entité observée. À ce propos, Einstein dira : « J’aime penser que la lune est la même si je ne la regarde pas » … Malgré des débats interminables et passionnés, les deux plus grands physiciens du XXe siècle ne parviendront jamais à se mettre d’accord sur une vision commune (4).


Le chat de Schrödinger

Créateur émérite de la mécanique quantique, l’Autrichien Erwin Schrödinger (1887-1961) semble pourtant ne pas être complètement satisfait par l’interprétation de Copenhague. Il publie en 1935 sa fameuse expérience de pensée pour exprimer quelques doutes… Les ingrédients de cette expérimentation imaginaire sont les suivants : un chat enfermé dans une boîte où se trouvent un matériau (atome) radioactif, un dispositif de détection (compteur Geiger) couplé à un marteau et une fiole de poison. Il suppose que le matériau radioactif, s’il émet une particule, agit sur le marteau qui s’abat sur la fiole. Ceci a pour effet de répandre un gaz qui tue alors le chat.


Le dispositif atomique est soumis à la mécanique quantique et donc, tant que l’on n’ouvre pas la boîte pour observer son contenu, le corpuscule radioactif se trouve dans un état superposé, c’est-à-dire en même temps dans un état intact (particule non émise) et désintégré (particule émise). Et c’est la mesure, c’est-à-dire l’ouverture de la boîte, qui a pour effet de faire bifurquer l’atome soit dans l’état intact, soit dans l’état désintégré. Le physicien attribue à la particule une fonction d’onde qui représente une probabilité de 1/2 d'être dans l’état intact et (donc) de 1/2 d'être dans l’état désintégré : quand l’observateur ouvre la boîte, il y a autant de chance que le chat soit vivant que mort (5).


Eléments de l'expérience de pensée du chat de Schrödinger : un matériau radioactif qui se trouve dans l'état superposé intact/désintégré, lié à un marteau levé/baissé, une fiole intacte/cassée et un chat vivant/mort. Question : est-ce que le chat est dans un état superposé comme le dispositif atomique avant l'ouverture de la boîte ?

Dans le montage pensé par Schrödinger, l’état du chat (vivant ou mort) est lié à celui du dispositif radioactif (intact ou désintégré). Et c’est là que le théoricien va marquer les esprits : il pousse l’analogie jusqu’au bout en disant que tant que l’on n’ouvre pas la boîte, le chat se trouve aussi dans un état superposé, c’est-à-dire à la fois vivant et mort ! Et ce n’est qu’à l’ouverture de la boîte que l’on constate que le chat est soit vivant, soit mort. Or bien entendu, un chat ne peut pas être vivant et mort. Et Schrödinger de conclure qu’il y a quelque chose d'ontologiquement déroutant avec l’interprétation de Copenhague.


Par l'intuition, nous relevons bien qu’il ne suffit pas de relier le chat à l’atome radioactif, via le mécanisme du compteur Geiger couplé au marteau et à la fiole empoisonnée, pour transférer au chat les propriétés de superposition. Les disciples de l’interprétation de Copenhague rappellent que la mécanique quantique ne s’applique qu’au monde de l’infime. Et donc, ce qui est valable à l’échelle atomique ne l’est pas à l’échelle humaine. En d’autres termes, on ne peut pas octroyer au félin une fonction d’onde significative. Pour autant, les spécialistes de la physique n’arriveront pas à se mettre d’accord sur l’interprétation du chat du Schrödinger. Il faudra encore quelques dizaines d’années pour trouver une réponse qui fasse consensus.


La décohérence et le calcul quantiques

Dans les années 1970, un certain H. Dieter Zeh introduit la décohérence quantique qui théorise la rupture entre le monde des particules et le monde macroscopique. Elle fournit une réponse pour expliquer l’effondrement de la fonction d’onde lors de la mesure. Elle suppose l’instrumentation dédiée à l’observation responsable de l’interfaçage de la particule au monde macroscopique, lui faisant ainsi perdre ses propriétés de superposition. Cette théorie est donc compatible avec l’interprétation de Copenhague et son postulat de la mesure. La décohérence quantique lève aussi de manière satisfaisante le paradoxe du chat de Schrödinger (à la fois vivant et mort), puisque la chaîne physique qui relie le matériau radioactif au chat va connecter très rapidement l'atome "aux grandes échelles" de son environnement, anéantissant (dans l’œuf) la propagation de son état superposé intact/désintégré. La décohérence quantique est expérimentalement observée en 1996 (6).


Réfrigérateur à dilution du calculateur quantique d'IBM. © G.Carlow/IBM Research

La superposition est à la base de la puissance de calcul et de stockage, pour le moins sidérante, des calculateurs quantiques. Dans un ordinateur classique, les données sont stockées et traitées dans des unités d’informations binaires, appelées bits valant chacun 0 ou 1. L’ordinateur quantique manipule quant à lui des qubits (quantum bits) pouvant emmagasiner chacun n’importe quelles superpositions de 0 et 1. Mais l’un des principaux obstacles au développement de ces nouveaux types d’ordinateur est justement la décohérence quantique qui effondre très vite les propriétés quantiques des qubits. Les perspectives et les recherches sur le sujet sont d’une importance capitale autant pour les états que pour les entreprises privées : alors que 40 bits ne permettent de manipuler qu'un seul mot de 5 caractères à la fois (ex : « chats »), 40 qubits autoriseraient eux, grâce à la superposition et l'intrication quantique (l'autre grande bizarreté de la physique quantique), la manipulation en même temps de toutes les informations aujourd’hui disponibles sur tout le réseau Internet !


Le chat de Schrödinger a un destin particulier. « Hyperbole » d’un point de vue scientifique, il n’en demeure pas moins essentiel du fait de sa puissance évocatrice et didactique. Il constitue une saisissante métaphore pour représenter l’étrangeté de la superposition quantique, fondation même du fonctionnement des ordinateurs du futur avec l'intrication quantique. Ce succès est dû au choix de l’animal : une mouche ou une araignée n’aurait pas eu le même impact. Nous ressentons en général de l’affection pour les chats. Cette expérience de pensée impliquant notre félin préféré dans un état à la fois vivant et mort va marquer l’imaginaire collectif pendant longtemps encore.


Un prochain article se penchera sur l'intrication quantique et un autre détaillera les principes de fonctionnement des ordinateurs quantiques.







Notes et références :

(1) Le 3 décembre 2020, l’Université des sciences et des technologies de Chine revendiquait qu’un circuit quantique, nommé Jiuzhang, avait réussi à exécuter un calcul 100.000 milliards plus vite qu’un superordinateur. En outre, Jiuzhang serait 10 milliards de fois plus rapide (pour effectuer ce calcul en particulier) que Sycamore, l’ordinateur quantique de Google.


(2) Le chat de Schrödinger est certainement déjà sur le podium des expériences de pensée les plus célèbres avec les jumeaux de Langevin (relativité restreinte) et l’ascenseur d’Einstein (relativité général). L’essor du calcul quantique donnera sans doute l’avantage au chat de Schrödinger.


(3) Afin d’illustrer ces notions phares de la mécanique quantique que sont la superposition quantique et la mesure, voici un très court et pédagogique post youtube :


(4) L’affrontement amical entre ces 2 monstres de la science est une des plus emblématiques et plus fructueuses de l’histoire des idées.


(5) L’expérience de pensée du chat de Schrödinger est ici intentionnellement simplifiée, voire modifiée. Pour une description plus fournie, il est conseillé de consulter la page Wikipédia qui lui est consacrée :


(6) La décohérence quantique est une avancée importante de la mécanique quantique postérieure à l’effervescence des années 1920-1930. En outre, elle constitue un véritable défi technologique dans la construction des ordinateurs quantiques.









Reprise du classique Be Bop A Lula par le plus quantique des groupes de Rock'n'Roll, les Stray Cats (Chats Errants), 1993






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