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Je me petit suicide au chocolat


Claudine Hunault est metteuse en scène de théâtre, écrivaine et psychanalyste. Elle publie en avril 2023 "Je me petit suicide au chocolat : à l'écoute de l'obésité", aux éditions Nouvel Attila, P. 128. Photographie © Astrid di Crollalanza



L’ouvrage Je me petit suicide au chocolat démarre par une ribambelle de questions :


«Est-ce que l’on peut être gros et heureux ?

Est-ce que c’est mal d’être gros ?

Est-ce qu’il faut condamner les gros ?

Est-ce que les gros et les grosses sont coupables de leur graisse ?... » […]


On y trouve aussi en milieu du livre des réponses à Pourquoi on mange ?


« Parce que le frigo est plein.

Parce que l’on n’a pas autre chose à faire.

Parce que mettre la main sur un saucisson c’est plus facile que mettre la main sur un mec ou une nana.

Parce qu’on aura fait au moins quelque chose.

Parce qu’on n’a rien à faire d’autre en regardant la télé… » […]


On aime le livre parce qu’il y a de l’humour, qu’il répond à nos questions sur l’obésité, qu’il nous questionne, que l’on aime les poèmes aux Twixs, sur le frigo. Et que l’on n’a plus du tout envie d’être grossophobe.


L’auteure, Claudine Hunault, ne manque pas d’amour pour les mots et d’écoute pour ces 3000 patients obèses, dont elle a recueilli la parole pendant une dizaine d’années, dans un centre médico-chirurgical pour l’obésité à Sens. Metteuse en scène de théâtre et d’opéra, écrivaine et psychanalyste, elle les a suivis dans le cadre de consultations psychologiques obligatoires tout le long du parcours de soin, avant et après la chirurgie bariatrique [1]. Elle a ainsi tissé avec eux et autour d’eux une enveloppe de mots pour penser leurs corps « débordés », souvent réduits à un nombre de kilos à deux ou trois chiffres.


Véritable objet hétéroclite et très bien conçu, ce livre est nourri de la parole des patients, fait de portraits composites, de poèmes et de précis pratiques. L’humour, comme l’annonce déjà le titre, allège les propos et tord le cou aux représentations stéréotypées de l’obésité.


Claudine Hunault l’écrit en préambule : « Une personne obèse n’est pas une personne grosse. C’est une personne dépendante. » Elle resitue l’obésité dans le cadre des addictions, tout en élargissant le champ. Les personnes obèses sont dépendantes à la nourriture, mais aussi à d’autres choses : les récits, les places assignées, les rôles construits dans l’espace familial, conjugal, social. Mais aussi un proche vivant ou mort. La violence physique, verbale, sexuelle.


Comment alors s’extraire de cette servitude, de ce rapport obsédant et central à la nourriture ?


L’écoute psychologique est nécessaire, au même titre que les consultations avec le chirurgien, le nutritionniste, le diététicien, pour déplier tout l’ensemble de signifiants, dans lesquels vient s’insérer et se résumer une définition de soi, prisonnière d’un nombre de kilos. L’assignation dans l’espace intime et social à être la « bonne rigolote », « le débonnaire doudou prêt à rendre des services » laisse une marge de manœuvre étroite pour se penser autrement. Les patients obèses sont alourdis par ces places toutes désignées, qui les immobilisent.


« J’ai envie de perdre du poids mais mon mari est fou amoureux de mon corps.

Il dit mon corps est plantureux.

Il dit je te tiens par tes kilos. »


Souvent, les personnes obèses s’épuisent en faisant passer l’autre avant elles. Le don de soi, la dépense énergétique pour l’autre ne sont pas toujours récompensés. Paradoxalement, cette propension à se donner à autrui sans contrepartie – l’oblativité – peut susciter de la violence, comme en témoigne ce patient obèse : « Dans ma famille, plus je suis gentil, plus on me maltraite. »


Le corps familial

Les patients appartiennent fréquemment à un corps familial obèse, sorte de corps commun partagé par l’ensemble de la famille, qui donne un sentiment d’identité et de familiarité rassurantes. Ce qui constitue cet esprit de corps réside non seulement dans les habitudes de vie et la relation à la nourriture, mais aussi dans une image du corps commune. Certaines familles obèses (mais pas seulement elles) fonctionnent de façon clanique (« le clan des gros »), et se soutiennent dans cette identité. Toute velléité d’amaigrissement est rejetée ou vécue comme un signe de désolidarisation, de trahison. Les tentatives de régime peuvent être découragées : « Tu ne vas pas tenir, tu vas reprendre tous tes kilos. »


La perte de poids d’un membre remet alors en cause les liens et la place de chacun dans la famille : « Si tu maigris, je vais devenir la grosse de la famille. » Sans compter également que la perte de poids peut engendrer de la séduction dans le monde extérieur.


C’est donc de ce corps commun que les patients obèses ont besoin de se déprendre, de défusionner, pour pouvoir vivre et se définir autrement que par une identité assignée.


« Je quitte le clan des gros dans la famille.

Le combat est contre moi-même, je veux m’autoriser

à être autre chose.

Je fais quoi je saute dans le vide ?

C’est un vertige.

Ou je porte les kilos comme je le fais depuis 40 ans ?

Ça fait partie de moi, c’est comment les gens me voient.

Comment je me vois. »


Cette déprise du corps familial va permettre aux patients de sortir des liens de dépendance en se réappropriant leur corps. Réhabiter son corps passe d’abord par sentir et percevoir son corps réel et non pas son corps imaginaire. Souvent, ces patients ne se voient pas grossir ou maigrir. C’est comme si leur image corporelle s’était arrêtée à un certain poids, à une certaine corpulence, en méconnaissant ou déniant les changements.


Une des patientes de Claudine Hunault s’est aperçue de sa prise de poids quand son visage a été affecté : une ligne de clivage séparait tête et corps. Elle a pu se voir, et se regarder dans le regard de l’autre.


Cette révélation peut survenir au détour d’une photo, d’un reflet dans une vitrine. Les personnes obèses peuvent sentir la variation du poids à leurs vêtements, sans la voir ou la reconnaitre dans le miroir. La pratique de l’évitement du regard est courante chez elles, et c’est quand certaines limitations ou douleurs physiques se font jour, qu’une demande de chirurgie est exprimée. « Je viens pour mon genou, pour mon dos… » : la formulation montre bien combien ce qui est avancé c’est le corps physiologique, et non pas le corps vécu, subjectif.


La perception du corps sensible, de son enveloppe, de son contour, de ses limites, mais aussi du corps ému, récepteur, messager et porteur d’affects, est le point d’entrée pour la reconquête de sa subjectivité. Pour trouver un corps à soi, un corps pour soi, et non assujetti à la demande ou au regard de l’autre.


Certains patients se sentent passés au scanner quand ils se retrouvent en famille par exemple. Ils sont soupesés de l’œil, évalués dans la prise ou perte de poids : « Quand je retourne voir ma mère, la première chose qu’elle me dit, c’est : t’as encore grossi. »


Perte de poids et perte du Moi

L’amaigrissement, sorte de graal thérapeutique, provient d’injonctions médicales, qui sont souvent vécues avec violence. Les patients ont l’impression que tout tourne autour de leur poids, et que leur état de santé dépend du nombre de kilos sur le pèse-personne. Or la minceur ne résout pas tout magiquement. Après un régime voire une chirurgie, les patients peuvent vivre des effondrements dépressifs et/ou une reprise de poids.


Soit parce que les patients ne se reconnaissent plus dans leur nouveau corps et dans cette nouvelle image de soi, avec tout ce que cela engendre comme changements relationnels. Soit parce qu’ils perdent aussi cette enceinte défensive qui leur tenait lieu de protection. La perte de poids s’accompagne alors d’une perte du moi, qui ne se reconnait plus dans sa propre maison, dans son habitacle.


Claudine Hunault insiste à juste titre sur la nécessité de se questionner sur sa propre histoire, sur ses liens familiaux, conjugaux, sociaux, pour comprendre et se délester de ce qui encombre le corps mais aussi la psyché. Dans ce lien de dépendance, la nourriture n’est plus source du désir et de plaisir. Le désir est liquidé en mangeant à toute hâte, sans le ressenti de faim, de satiété et de satisfaction. C’est avec une note d’humour que Claudine Hunault pointe le lent processus autodestructeur à l’œuvre : « Je me petit suicide au chocolat. »


Laissons à présent la chanteuse Yseult, exprimer sa demande de pardon à son corps, auquel elle a infligé beaucoup de souffrances :


Le corps nu sur le sol

J’me fais mal depuis des années

La main sur les yeux,

Pas envie de la retirer, hey

Y a pas de place pour les faibles

Y a pas de place pour les regrets

Le cœur sur le sol

Relève-toi faut pas déconner




Olivia Cahn





Notes :


[1] La chirurgie bariatrique est la chirurgie de l’obésité repose sur deux principes : Diminuer la quantité de nourriture absorbée. On parle de chirurgie restrictive pour l’anneau et la sleeve qui réduisent la taille de l’estomac. Diminuer l’absorption de nutriments. C’est le cas du bypass, chirurgie malabsorptive et restrictive.



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