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Ilaria ou la conquête de la désobéissance

olivia.cahn

Gabriella Zalapi, artiste plasticienne et auteure polyglotte, d’origine italienne, anglaise et suisse, écrit dans sa langue d’écriture, le français. Ce troisième roman, construit comme les deux précédents sur fond de fresque familiale, a reçu le prix Fémina des lycéens et le prix du roman des étudiants de France Culture en 2024.


Gabriella Zalapi à Genève photographiée par Laurent Guiraud
Gabriella Zalapi à Genève photographiée par Laurent Guiraud

Gabriella Zalapi travaille à l’aide d’éléments d’archives, de photographies et de l’histoire sociale et politique italienne. Dans ce récit, elle a construit un personnage fictionnel, tricoté à partir de sa propre histoire, Ilaria. Entremêlant la réalité et l’imaginaire, elle nous invite à nous mettre dans la peau de cette jeune enfant. Nous écoutons la voix d’Ilaria, suivons son regard et ses observations. Nous partageons avec elle sa vision du monde, en situation de cochon pendu, sa position préférée pendant la récré. Avec elle, nous lisons comment les émotions la traversent, et comment son monde intérieur se construit et se déconstruit.


Pour nous plonger dans cet univers infantile, Gabriella Zalapi utilise un vocabulaire sensoriel et des phrases courtes entrecoupées d’espaces vides. Cette ponctuation faite d’arrêts, de stops et de brefs dialogues nous fait vivre au rythme d’Ilaria : une vie faite d’enchaînements, de ruptures et de séparations. Ce récit n’est pas linéaire, mais fragmentaire, tout comme les actualités italiennes qui le jalonnent. Le contexte historique de ce roman, les années 1980, est introduit par les nouvelles des attentats et des violences revendiqués par les Brigades rouges, et de leurs affrontements avec les extrémistes de droite.


La cavale de Fluvio et d’Ilaria sur les routes d’Italie

Fulvio, père de deux enfants, enlève une de ses filles Ilaria, après un divorce subi et désespéré. Il fuit dans une cavale frénétique à travers l’Italie en compagnie de la fillette, âgée de huit ans. Soustraite à son quotidien et à sa routine d’enfant, elle se retrouve malgré elle l’otage de son père, qui n’a de visée que son ex-femme et de préoccupations que de lui-même. Tel un gattopardo nervoso, un guépard nerveux, il oscille entre amour et haine, puis vacille dans l’alcoolisme et la dépression. Leur course sur les autoroutes italiennes est scandée d’arrêts brusques. Fulvio s’arrête pour faire une telefonata à son ex-femme ou lui envoyer un télégramme.


Sous des prétextes divers et fallacieux, Fulvio ne laisse à Ilaria aucune possibilité d’entrer en contact avec sa mère. Elle et sa sœur restent hors champ. Ces deux figures d’attachement deviennent des souvenirs flous, au fur et à mesure que les deux années d’escapade s’écoulent. En chemin, son père a quelques égards pour sa fille, même si elle est souvent abandonnée à elle-même, dans l’attente de son retour. Il lui offre un doudou, un nounours aux yeux brillants et au pelage doux, qu’il nommera Birillo. Sa peluche l’accompagne, la console et la conseille durant ce périple fou et enragé.


Cette fuite en avant est un enfermement dans un habitacle roulant, où Ilaria étouffe sous un silence pesant. Fluvio s’adresse à sa fille sous forme d’interjections, d’injonctions ou d’interrogations rapides, mais ne lui donne que peu d’explications verbales à ses changements brutaux de direction. Par moments, sa bouche devient mitraillette pour lui proférer sa colère. Fluvio ponctue ses communications par un pincement de la joue de sa fille avec « un regard mou ». Ilaria finit par détester ce geste répété, comme une signature paternelle sur son corps durant ces deux ans. Elle vit sous son joug, au rythme de ses fluctuations d’humeur, dont elle apprend à décoder le langage corporel.


Fluvio lui demande de repérer les cabines téléphoniques pour s’arrêter, récolter des jetons et passer d’obscurs coups de fil. Ces cabines se transforment en cages de fer dont elle se sent exclue. Ilaria voit son père de loin, s’agiter, gesticuler, parler fort. Ses mots qu’elle n’entend pas deviennent aussi visibles que des balles de ping-pong qui cognent la paroi des cabines.


Elle vit en apnée, guette ses mouvements d’humeur désordonnés, prévoit ses revirements émotionnels et décode ses mensonges qui finissent par le rattraper. Comme le dit, le dicton italien, le bugie hanno le gambe corte, les mensonges ont les jambes courtes. Mais ici, la route est encore longue pour Ilaria.


Ce silence écrasant est ponctué de respirations. Les chansons italiennes à la radio leur donnent un souffle de liberté, et les actualités ouvrent une fenêtre sur le monde. Les arrêts dans les cafés sont aussi l’occasion d’apprentissage des rapports de classes :


« En entrant dans le café, l’atmosphère est animée. Les ouvriers chantent en chœur une chanson qui passe à la radio. Vorrei essere libero, libero come un uomo. Pour atteindre les comptoirs je me faufile entre eux et me hisse sur le haut tabouret. Ecoute, Ecoute ! C’est une chanson de Giorgio Gaber, La Libertà. Carmelo rit et je vois dans le fond de sa bouche des tâches métalliques. Combien de caries ? Je n’ai pas le temps de les compter. Tu cherches Fluvio ? Il pointe la cabine téléphonique avec sa main couverte de bulles de savon. »



Giorgio Gaber, La Libertà



La conquête de la liberté

Ilaria est une enfant taciturne, docile et maigrichonne. Elle se fait petite et silencieuse pour ne pas faire de vagues et ne pas déclencher le courroux paternel. Curieuse du monde des adultes, elle imagine les vies des clients solitaires attablés au comptoir, invente des motifs à leur tristesse.


Mauro, un tuyauteur-soudeur à la retraite croisé dans le port de Livourne, lui dit qu’il a perdu ses dents et son ouïe à cause de l’amiante. Ilaria est frappée par la « malice de ses yeux », « son rire en cascade ». Avec une certaine fierté, il lui ouvre la voie à la désobéissance :


« Ah ! mais tu sais…je ne suis pas une victime, moi ! Je suis un grand emmerdeur ! Il avait pointé le mur et les affiches rouges d’où se détachaient des grosses lettres blanches. Luttes ouvrières. Lutte des classes. »


Mauro, tout comme d’autres personnages du roman, lui indique le chemin vers la conquête de la liberté et vers l’affirmation de sa parole et de son point de vue. Pour cela, elle doit sortir de l’enfermement auquel la condamne sa relation du bourreau à sa victime.


Pour Ilaria, cette conquête passe par l’observation, l’initiation à la lecture et au dessin. Lors d’un séjour dans sa famille sicilienne, issue de l’aristocratie décadente, elle fait l’apprentissage d’autres codes sociaux. Selon les dires de sa grand-mère, une jeune fille doit tenir son rang. Pour cela, elle doit être gracieuse, avoir une bonne tenue corporelle, se taire, avoir un visage de circonstance. Ilaria apprend là aussi à désobéir, en côtoyant les domestiques, en préférant la compagnie des paysans. Dans la campagne, elle fait partie des leurs, participe à leurs vies. Lors des vendanges, elle piétine le raisin avec les autres enfants. Elle apprend leurs us et coutumes, les observe cuisiner, narrer leurs croyances, danser la tarentelle.


Abandonnée par son père et sa grand-mère, elle trouve dans ces personnages des rocs sur lesquels s’appuyer pour ne pas s’effondrer. Sa grand-mère l’amène chez la Principessa Isabella qui lui ouvre sa bibliothèque, lui lit des livres à haute voix. Ilaria est attirée par l’ouverture au monde qu’ils offrent.


Par la lecture, elle apprend à classer toutes les sensations et perceptions emmagasinées au cours de ces années de plomb. Elle pourra se conter des histoires, construire des personnages. Elle pourra ajouter des enchaînements, à l’instar de son héroïne Nadia Comaneci, sa gymnaste préférée.


« Pour élargir le récit, il faut repousser les limites, désobéir à la logique, trouver l’endroit de l’équilibre où le corps bascule et atteint un nouvel équilibre. »


Ilaria est en proie au déséquilibre et à l’effondrement. Pourra-t-elle retrouver un centre de gravité et continuer à marcher sur le chemin de la désobéissance ? A vous de lire la suite…


Chanson de Franco Battiato, Centro di Gravità.







Olivia Cahn





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