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Et Jim Harrison créa Dalva



Une dizaine d'années après Légendes d'automne, Jim Harrison publie Dalva en 1988. Avec ce roman choral, lyrique et humaniste, traduit en 23 langues, l’auteur américain (décédé il y a trois ans) accède au statut d'écrivain culte : Dalva est aujourd'hui un classique de la littérature contemporaine. C’est aussi avec Litte Big Man, le film d'Arthur Penn réalisé en 1970, un chef-d'oeuvre de la cause indienne.


Une vie marquée par le sceau de la tragédie

Avant de présenter le livre, faisons connaissance avec l'auteur. Jim Harrison voit le jour le 11 décembre 1937 à Grayling, Michigan. Son père, ingénieur agronome et sa mère d'origine norvégienne sont tous deux d'avides lecteurs de fictions. Il grandit au contact de la nature et mène une enfance heureuse jusqu'à l'âge de sept ans, quand une fillette lui crève accidentellement l’œil gauche, "Elle a brandi un tesson de bouteille contre mon visage, et ma vue s'est enfuie dans un flot de sang". Il tombe alors dans une dépression clinique.


Adolescent, il trouve refuge dans la littérature, dévorant Apollinaire, Stendhal et Rimbaud mais aussi Dostoïevski et Pouchkine. À seize ans, il décide de devenir écrivain, par "convictions romantiques et le profond ennui ressenti face au mode de vie bourgeoise et middle class". Son père lui offre une machine à écrire. Mais alors qu'il n'est qu'un jeune adulte, son père et sa sœur se tuent dans un accident de voiture provoqué par un chauffard ivre : "Il a percuté de plein fouet la voiture qui emmenait mon père et ma sœur à la chasse au chevreuil. Ils ont été tués sur le coup".


En 1959, à 22 ans, il se marie avec Linda King. Elle restera son épouse toute sa vie durant. Ils auront deux filles : Jamie et Anna. Après des années de galères financières et d'essais infructueux dans l'écriture du roman qui le fera connaître, Jim rencontre Jack Nicholson. Très vite, l'acteur hollywoodien et le romancier sympathisent. Sûr de son talent, Jack Nicholson lui prête quinze mille dollars. Dégagé de tout souci matériel, Jim Harrison écrit dans une fureur créatrice les fameuses Légendes d'automne, publiées en 1979. Le succès est immédiat.



Jim Harrison à la fin des années 1970

La soudaine célébrité et la richesse financière qui s’ensuivent ne sont pas simples à gérer pour Jim. Son penchant prononcé pour l'alcool n'arrange pas les choses, l'attirance pour les jolies femmes non plus... Bref, ce sont des années de grand chaos ! Il écrit néanmoins deux merveilles littéraires. D'abord, un recueil de poèmes : Théorie et pratiques des rivières (1985), une prose mélancolique puisée à la source même de la nature. Puis, le roman qu'il jugera lui-même le plus abouti de sa carrière : Dalva.


Dalva ou la quête du fils "arraché"

Le livre démarre au milieu des années quatre-vingt à Santa Monica, Californie. Après avoir passé la nuit avec son amant Michael, Dalva, 45 ans, regarde l'océan depuis son balcon. Elle songe aux événements qui ont marqué sa vie, les moments qui l'ont blessée puis reconstruite,... sa romance tourmentée avec Duane Cheval de Pierre, un garçon vacher moitié sioux, engagé dans le ranch familial du Nebraska, au milieu des années cinquante. Ses pensées se fixent ensuite sur le bébé, fruit de cette relation interdite, qu'elle a dû abandonner. Parce qu'elle n'avait que quinze ans et surtout à cause d'un secret de famille. Un fils arraché qu’elle éprouve aujourd’hui le besoin de retrouver…


Nous découvrons à travers l'évocation du passé toute l'histoire de la famille de Dalva. Celle-ci commence avec la mission de l'arrière-grand-père John Wesley Northridge auprès des Sioux, qui adopte leur coutume en épousant l'indienne Petit-Oiseau. J.W. Northridge consigne dans un journal toute l'histoire du peuple Sioux de la fin du XIXe siècle.


Ce journal constitue une véritable aubaine pour Michael, historien chercheur, qui voit dans l'étude de ces archives une occasion de booster sa carrière universitaire et d'apaiser ses symptômes maniaco-dépressifs. Vient ensuite le grand-père, un John Wesley également. Personnage haut en couleur comme tous les Northridge, il est l’élément central de la famille. Il s'occupera de Dalva à la mort de son père, tombé durant la guerre de Corée : "Avec mes fils, et peut-être davantage qu'eux tu as été le miel de mon existence. " écrira-t-il dans une lettre posthume.


Le roman se déploie dans une trame narrative où l'on navigue subtilement de la fin du XIXe siècle jusqu'en 1986, par le truchement de trois voix : celles de Dalva, de son arrière-grand-père et de Michael. Trois points de vue qui nous racontent la violence de l'histoire américaine et son impact sur les Northridge.


Un hommage aux indiens d'Amérique

Ces récits portent en filigrane une réflexion taboue : le besoin atavique des hommes de s’entre-tuer dans les champs de bataille. Toute la lignée des mâles des Northridge est comme touchée par cette malédiction : l’arrière-grand-père de Dalva a survécu à la fin horrible de la guerre de Sécession. Le grand-père a passé la dernière année dans l'enfer des tranchées françaises en 14-18. Son père Wesley a combattu durant la Seconde Guerre mondiale en tant que pilote dans l'aviation avant de périr en Corée. Duane a fait le Vietnam dont il est revenu démoli. "Il s'était puni et avait été puni jusqu'à la limite du supportable pour quiconque espère rester parmi les vivants. On pouvait d'ailleurs se demander quelles parties de son corps et de son âme étaient encore en vie, et dans quelle mesure", écrit Dalva.

S’il se fait le porte-parole de toutes ces victimes de guerre, ce roman est surtout reconnu comme le grand livre hommage aux Indiens d’Amérique. En quatre siècles, depuis la découverte du nouveau Monde par Christophe Colomb, le désir de croissance sauvage de l'homme blanc a causé la mort de dizaines de millions d'amérindiens avec leurs cultures, leurs croyances, leurs langues. Un holocauste au long cours qui s'est perpétré sur tout le continent américain en toute impunité.


Le personnage de Michael évoque à ce sujet le massacre de Wounded Knee en décembre 1890, cité par l'historien parmi les pires atrocités commises par l'armée américaine contre les Indiens : "Trois cents sioux, surtout des femmes et des enfants, ont été massacrés à Wounded Knee pendant que dans le Midwest Henry Ford mettait au point la fabrication de sa première automobile à partir de pièces détachées".




Une femme libre qui rayonne de féminité

Malgré tout, Jim Harrison nous montre cette énergie vitale qui permet de surmonter les traumatismes de guerre, la maladie et les épreuves. Dalva est à elle seule un hymne à l'espoir : rien ne semble en définitive entraver son goût de la vie. Plaisir de galoper avec sa jument alezane dans la campagne du Nebraska, de bivouaquer au bord d'un canyon pour contempler la voie lactée, se sentir belle dans une jupe en coton et une chemise légère bleu ciel un soir d'été, déguster un cabernet-sauvignon, faire l'amour avec son amant... Dalva est un magnifique portrait de femme libre, féministe et aimant les hommes, en perpétuel mouvement. De nombreux passages sont ainsi consacrés à ses déplacements automobiles le long d'itinéraires à couper le souffle, comme cette course qu'elle engage contre un menaçant nuage noir, à bord de la Ford Mustang de son grand-père.


Grande fresque historique et peinture sociale en clair-obscur, Dalva est aussi un merveilleux roman initiatique qui invite à être ce que nous aimons, apprenons et faisons. Pour Jim, être au monde passe par l'action créatrice : le travail et l’écriture sont une obsession.


Il nous encourage aussi à appréhender les situations difficiles avec humour. Une phrase extraite d'un autre livre (Aventures d'un gourmand vagabond – 2002), résume bien son côté trublion – et son amour du vin : "L'acte physique élémentaire consistant à ouvrir une bouteille de vin a apporté davantage de bonheur à l'humanité que tous les gouvernements dans l'histoire de la planète".

Fin de chemin

Jim Harrison travaillait à l'écriture d'un poème quand il décède d'une crise cardiaque le 26 mars 2016, à l'âge de 78 ans à Patagonia, dans l'Arizona. C'est ainsi que l'un des derniers géants de la littérature américaine s'en est allé. Au combat – jusqu'au bout de la route – contre les désordres du monde, avec pour seules armes l'amour des mots et la passion des hommes.


Ce jour-là, dans les forêts alentour, certains randonneurs prétendent avoir aperçu un majestueux corbeau à cou blanc, anormalement grand, aux ailes luisantes. Posé sur les branches des grands chênes, l'oiseau observait la nature de manière facétieuse et lointaine. Il tremblait par moment, tandis qu'à d'autres il semblait tranquille. A la nuit tombante, le cri mélancolique d'un coyote déchira le silence des bois. Le corbeau déploya les ailes et prit son envol pour la Sierra Madre.




Sources :

Dalva – Jim Harrison Traduction Brice Matthieussent - Langue d'origine : Anglais (états-unis) 10/18 Domaine Etranger. ISBN : 978-2-264-01612-6


En Marge – Jim Harrison (autobiographie) Traduction Brice Matthieussent - Langue d'origine : Anglais (états-unis) 10/18 Domaine Etranger. ISBN : 978-2-264-03919-4


La thèse du "génocide indien" : guerre de position entre science et mémoire de Frédéric Dorel. Amnis - Revue d'études des sociétés et cultures contemporaines Europe-Amérique


L'Express - Jim Harrison : "La littérature peut faire mûrir l'esprit", interview réalisée par François Busnel











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