Mars 2021. La neige vient de faire son retour à La Grave… Une ambiance propice pour cette rencontre très attendue avec l’auteure de Croire aux fauves (1), qui vit ici à 1600 mètres d’altitude. Voici retranscrit les moments forts de cet entretien informel où elle évoque son objet d’étude et d’investigation sur le terrain, l’animisme chez les peuples du Grand Nord et les réalités de son métier d’anthropologue, à la croisée d’autres mondes que le nôtre.
Le métier d’anthropologue : un traducteur des différentes manières d’être au monde
Olivia Cahn : Vous définissez votre métier d’anthropologue comme un traducteur qui transcrit d’une langue à l’autre, mais aussi du subjectif à l’objectif. Concrètement, comment faites-vous sur le terrain face à cette dualité ?
Nastassja Martin : Sur le terrain, je ne me pose plus la question de l’objectif et du subjectif, cette dualité n’a pas de sens : jusqu’au moment de l’écriture, on n’est que dans le subjectif, c’est très compliqué d’avoir un regard distancié. Puis vient ce moment de la réflexivité. Et là, quelque chose peut se mettre en place.
Il y a toute une tradition en France qui prétend écrire et faire de l’ethnographie de manière objective, avec un observateur qui arrive sur le terrain, complètement distancié et qui on ne sait pas trop comment, arrive à se départir de ses schémas culturels. Il doit être à l’écoute, mais sans questionner à aucun moment le fait de sa présence sur le terrain, et revenir écrire un livre tout à fait objectif sur telle ou telle population. Mais c’est de la fiction ! C’est même malhonnête. Aux États-Unis, il y a eu un tas de réflexions sur l’objet et le sujet qui disparaissent complètement, où, l’anthropologie est avant tout un texte, à questionner le plus objectivement possible.
Quand je parlais de données objectives, je pensais qu’il y avait des recueils de données ethnographiques…
À mon sens, ce n’est pas cela l’important. Tout le monde sait aujourd’hui que l’anthropologie porte le stigmate de la colonisation : de plus en plus de sociétés indigènes commencent à dire, nous, on ne veut plus d’anthropologues blancs ou extérieurs, parce que l’on va faire notre propre anthropologie. Donc comment justifier, depuis la France par exemple, de faire de l’anthropologie dite exotique ? C’est en portant le stigmate du mieux qu’on peut, c’est-à-dire en traduisant des manières d’être au monde et en leur donnant une voix ici-même, en montrant qu’ils deviennent des contenus politiques. C’est cela la vocation de l’anthropologie aujourd’hui : les cosmologies contiennent plein de formes de réponses à des systèmes qui sont en train de s’effondrer. Et ce sont des formes de réponses qui sont pertinentes et qui nous intéressent ici. Ces questions de la critique et de la politique me semblent bien plus importantes que celle de l’objectivité scientifique, puisque cela n’existe pas. La seule manière que l’anthropologie a d’exister, c’est de devenir activiste : de se mettre aux côtés de ces gens-là, de médier leurs voix et de les rendre intelligibles pour nous occidentaux.
Comment faites-vous le pont entre vos observations sur le terrain et les réponses politiques possibles ici, notamment face à ces questions de changement climatique très présentes dans le Grand Nord ?
Ici, pour essayer de faire face à ces questions du changement climatique, nous sommes bloqués dans un double discours : on a d’un côté des prospectives sur les progrès des technosciences qui à un moment donné vont nous sauver et régler le problème du climat, et de l’autre les « effondristes », pour qui on va tous dans le mur, alors faisons le deuil du monde. Cette dualité complètement intellectuelle émane de gens qui n’ont pas encore été directement confrontés aux effets concrets d’un environnement qui est en train de se déliter de part en part. Or c’est ce qu’expérimente la majeure partie des populations indigènes qui vivent dans les Grands Nords, les Grands Suds ou les zones tropicales depuis vingt ans à vingt-cinq ans, de manière accélérée.
Ajoutons que ce sont des gens qui ont l’habitude de vivre dans un monde incertain, au contact d’animaux qui n’en font qu’à leur tête, où tout n’est pas sécurisé pour les humains, au contraire ! Ils sont bien plus réflexifs que nous sur cette question environnementale, puisqu’ils sont aux avant-postes et c’est intéressant de les écouter. Cela ne veut pas dire que l’on va transposer leur manière d’être au monde ici parce que bien évidemment, ce ne sont pas les mêmes échelles ni les mêmes environnements. Mais je pense qu’il faut remettre les mondes en dialogue, accepter l’idée qu’il y a une pluralité : beaucoup se rendent bien compte que l’on court à la catastrophe avec cet aplanissement des modes d’être au monde, cette hégémonie généralisée, que produit la modernité. Ce dialogue existe déjà au sein de nombreux collectifs citoyens qui se créent un peu partout. Je pense notamment aux zadistes, qui d’ailleurs lisent énormément d’anthropologie pour s’inspirer et tenter de réinventer des mondes. J’ai l’impression que le travail de l’anthropologie à l’heure actuelle, c’est d’aller contre cette uniformité. Ce que disait déjà Claude Lévi-Strauss.
L’animisme : une manière de dialoguer avec les non-humains
Donc, le rôle de l’anthropologue serait de montrer la pluralité des mondes, et celle des êtres au monde ?
Oui, des manières de se relier au monde. Ce qui a changé depuis Lévi-Strauss, c’est que lui parlait de la diversité des cultures, qui s’organise sur une même nature uniforme. Avec l’anthropologie de la nature, on parle aujourd’hui de pluralités de mondes éco-humains, comment ces écosystèmes particuliers s’organisent, se confrontent, se répondent entre eux. Et ça change tout, parce que du coup cela fait vraiment rentrer la question des relations entre les humains et les autres êtres au centre de l’équation.
Comment les peuples indigènes arrivent-ils à nouer des relations avec des non-humains ? Dans votre livre Croire aux fauves, vous parlez des rêves et des mythes. Concrètement, comment cela se passe-t-il ?
Comment ils font, c’est difficile à expliquer, cela s’expérimente. Mais on ne peut pas comprendre le rêve sans comprendre les mythes et les histoires : ces histoires que l’on se raconte à soi et aux enfants, où il existe toujours un dialogue possible entre des êtres qui ne sont pas de la même espèce. Mais cette possibilité de dialogue n’existe que dans le temps du mythe. Car au moment de la spéciation, chaque espèce se dote de dispositions corporelles spécifiques qui font que moi, j’ai cette voix là et que je ne hurle pas comme un loup, et que je ne peux plus comprendre un chamois et un poisson, je ne peux me déplacer dans l’eau comme lui, etc... Donc, chacun se dote de ses dispositions et là, les êtres cessent de se comprendre. Le temps du mythe, c’est le temps où personne n’est encore spécié en fait. Un moment vers lequel on n’a de cesse de revenir. Mais, à la fois il ne faut pas s’y attarder, parce que c’est dangereux, c’est le chaos et on peut y mourir. Et on a quand même besoin d’aller y chercher des choses pour s’orienter durant la vie quotidienne diurne.
Quels sont les moyens de revenir à ce moment de dialogue entre les êtres ?
Il y a plusieurs moyens, notamment à travers les pratiques de chasse. C’est ce que je raconte dans les Âmes sauvages (3) : ces moments où on va s’enduire d’urine de l’animal ou arborer ces vêtements pour effacer les limites entre nous et cet autre, entrer dans son monde, ou le leurrer pour le faire entrer dans le nôtre. Et cette rencontre doit se solder par la mort de l’une ou l’autre partie, qui permet à chacun de revenir et de se différencier à nouveau.
De fait, le processus psychologique est intéressant. Et le deuxième moment où le temps du mythe est vraiment réactualisé, c’est le moment du rêve : c’est ce que disent ces gens-là. En l’occurrence, les deux collectifs avec lesquels j’ai travaillé, les Gwich’in et les Évènes, ont un discours relativement similaire sur la question : ils disent qu’au moment du sommeil, l’âme peut sortir du corps et à ce moment-là, rencontrer d’autres âmes qui sont en train de faire exactement la même chose, c’est-à-dire rêver.
Ah, les deux rêvent en même temps !
Oui, et ce type de rêve est rare. C’est quelque chose que l’on cherche à obtenir mais qui n’est pas hop, je m’endors. Chez soi, ce type de rêve est très rare. C’est compliqué, il faut se décaler, se trouver dans des zones difficiles, avoir ouvert une brèche au sein des limites de la domos. Daria dit « pour rêver, je vais dans un autre camp de chasse » ou Clarence dit, « je prends ma tente et je vais rêver plus loin en forêt. » (2). C’est pour cela qu’au Kamtchatka, je rêve énormément. Et que je me mets à rêver de l’ours… En tous cas, cela fait vraiment sens avec leurs explications car il m’est arrivé exactement ce qu’ils disaient : je n’étais pas chez moi, j’étais affaiblie, non seulement physiquement mais au plan mental et spirituel. Ce qui se passe dans ces moments de rêve, il faut absolument se le raconter au réveil parce que cela peut permettre d’orienter une journée, un mois, une année ! Cela peut être des choses toutes bêtes : on se réveille et on sait où seront les animaux que l’on va chasser, les poissons que l’on va pêcher. Ou cela peut être tout autre chose…
Ils le décryptent comme un message ?
Pas comme un message mais plutôt comme un dialogue, une rencontre dans l’intimité. Le monde animiste est un monde de la parole performative : quand je dis, cela est. Parfois, si tu dis quelque chose plus haut que ce qu’il ne faudrait à tel endroit ou en présence de telle personne humaine ou non, on te regarde très mal, parce qu’on pense que les pensées qui sont formulées et a fortiori dites, tout est écouté… Donc, il faut faire hyper attention parce qu’il y a toujours des effets de back-flash qui reviennent. Et pour le rêve, c’est un peu la même chose : je ne sais pas si c’est prémonitoire mais ce sont des gens qui pensent que ni les paroles ni les images n’adviennent par hasard. Ou alors qu’elles adviennent parce qu’il y a quelque chose à comprendre. La grande différence avec la manière de vivre le rêve au niveau occidental, c’est qu’elles ne sont pas le pur produit de notre inconscient, mais celui de rencontres entre plusieurs inconscients, en tous cas entre plusieurs esprits qui se rencontrent. Alors que nous, avec notre manière de voir les choses, on ressasse…
Mais c’est la rencontre avec l’inconscient de l’autre ?
Oui, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas des rêves de ce type. Daria dit, « C’est le rêve le plus classique », on le comprend. Mais il y a aussi cette forme de rêve et celui vers lequel on essaie de tendre parce que c’est celui-là qui est le plus riche, c’est celui où l’on ne reste pas coincé dans notre propre intériorité et où quelque chose de l’altérité peut rentrer. Et pour moi, qui ai fait cette expérience d’un rêve autre, c’est en effet insupportable parfois de ne plus avoir ces rêves projectifs. Pour que cela arrive, il faut que j’aille en montagne, sur une crête, qu’il se passe quelque chose… Mais c’est très rare.
« On a tous été animistes, enfants et oui, on peut le redevenir »
Pour Freud, l’animisme était lié à la toute-puissance de la pensée, à la pensée magique. Et à l’époque on croyait que c’était la forme la plus primitive de pensée. Celle qu’avaient les enfants… ?
C’est le grand débat entre la psychanalyse et l’anthropologie, Levi-Strauss et Freud… On a beaucoup analysé les discours animistes de cette façon. Mais je n’y crois pas une minute. Si on écoute les peuples animistes, la pensée magique n’est pas du tout en mode « je veux que cela se passe ». La question de l’altérité est toujours présente. Il s’agit d’accorder aux êtres qui nous entourent la possibilité d’une écoute.
Après, que la pensée animiste soit présente dès les origines de l’humanité et présente chez les enfants, c’est évident. Mais il ne faut pas tomber dans une forme d’évolutionnisme social : de la pensée primitive au polythéisme, du monothéisme à la science. L’anthropologie a dû se singulariser en tant que discipline. Freud et Lévi-Strauss se sont beaucoup affrontés sur cette question. Et Lévi-Strauss a un engagement politique quand il veut montrer que ces gens-là ne sont pas l’enfance de l’humanité comme le prétend la psychanalyse, mais que ce sont des cultures modernes, en tous cas contemporaines, qui sont toutes autant constituées et civilisées que nous, juste sur d’autres modes.
Je me place complètement dans ce mouvement, qui est politique pour le coup. Même si on ne peut pas nier qu’on a tous été chasseurs cueilleurs en Europe, donc qu’on a tous été animistes, et que les enfants le sont complètement quand ils sont petits : pour eux, c’est une forme d’évidence d’attribuer des intériorités à tous les êtres qui les entourent !
Justement, est-ce que l’on peut devenir animiste ou le redevenir ? Par exemple, les Évènes que vous étudiez le sont redevenus à la chute du communisme quand ils ont décidé de retourner en forêt.
Je suis un bon exemple que oui, on peut le devenir ! Je ne vais pas me départir de ma position d’anthropologue, mais de fait, croire aux fauves part de cela : ce moment où l’on se fait dépasser complètement par quelque chose, une sorte de réalité du monde qu’on étudiait qui devient tout à coup palpable dans le corps. À un moment donné, une partie de moi fait complètement partie de ce monde-là.
Mais vous pouvez décider d’en sortir alors qu’eux n’en sortent pas. Est-ce cela, la différence entre eux et nous ?
Oui, on peut faire un pas de côté et revenir beaucoup plus facilement. Mais c’est un peu biaisé, parce qu’ici, on n’est pas directement dépendants des animaux et des forêts et des rivières qui nous entourent, les relations sont complètement distendues. Quand j’ai faim, je peux acheter quelque chose au petit marché du coin. Alors que dans la forêt, on est en relation tout le temps avec les éléments : pour boire de l’eau, il faut chercher de l’eau dans la rivière, pour se chauffer, il faut aller couper le bois, pour manger, il faut aller chasser les animaux. Cela change tout ! L’animisme est une pratique quotidienne, pas une religion, ni une spiritualité. Quand je reviens ici, je ne suis plus dans ces relations concrètes et quotidiennes avec d’autres êtres.
Aujourd’hui, il y a un engouement pour le néo-chamanisme qui récupère cela comme une forme de spiritualité new age, où l’on peut se relier à son totem etc. Mais sur le terrain, c’est beaucoup plus cru, plus rude, c’est même violent : il faut maintenir le dialogue avec les animaux parce qu’il faut aussi juste manger et survivre dans la forêt. Donc quand on dit là, ne parle pas trop fort, parce que là il y a tel ou tel animal qui écoute, et l’animal va pouvoir partir… Il n’y a rien de la croyance ou de la pensée magique, mais quelque chose de très concret, et très corporel aussi.
Est-ce que c’est caricatural de dire que quand ils imitent ou endossent une peau d’animal c'est pour tuer l’animal et le manger ?
Non ce n’est pas caricatural. Bien sûr, on voudrait quelque chose d’un peu plus… glamour, d’un peu plus sacré… Même si c’est plus complexe que cela, à travers les histoires et les rêves que l’on se raconte, c’est tout de même la base : on doit manger pour vivre. Et par ailleurs, c’est coûteux de manger des animaux, coûteux au sens psychique et spirituel. Dans le passage des humains de fructivores à carnivores, quelque chose de fondamental s’opère dans la pensée symbolique. Ainsi, on sait que les premières peinture pariétales ont été faites par les carnivores et non par les fructivores : tuer un élan ou un autre mammifère implique une proximité que l’on n’éprouve pas en cueillant des fruits ou en déterrant des légumes ! Maintenant, on a les armes à feu, on peut le faire à distance, mais il faut s’imaginer avant, avec des lances, des sagaies, des arcs, des flèches. Ce sont des corps à corps incroyables où la présence au sens animé de l’animal prend tout son sens. Même si des gens vous diront que les fruits et les légumes sont aussi des puissances d’agir, c’est tout de même différent.
« L’animisme, c’est reconnaître tout ce qui vit en nous et en dehors de nous et qui peut dialoguer »
Dans Totem et Tabou, Freud fait l’hypothèse que l’animiste pourrait venir d’expériences vécues avec le réel de la mort. Pour lui, l’animisme pouvait aussi naître d’images d’expériences de rêves, d’ombre ou de miroir. Est-ce que cela vous parle ?
C’est très moderne comme mode de pensée. Mais c’est typique d’un sentiment de toute puissance de l’humanité sur le reste du monde : un mode où l’on est totalement hermétique aux êtres qui nous entourent. Rien qui dépasse le visuel, la science qui a dit que tel ou tel être était. Les animaux sont des machines biologiques et les glaciers, des grosses masses inanimées… quel renoncement !
Pour moi au contraire, l’animisme a plutôt à voir avec la vie qu’avec la mort. L’animisme, c’est reconnaître tout ce qui vit en nous et en dehors de nous et qui peut être potentiellement mis en dialogue. Lévi-Strauss, en réponse à Freud, a dit là-dessus quelque chose de très juste : les populations indigènes qui parlent aux autres êtres n’ont pas pu passer des milliers d’années à déraisonner. Il y a une raison derrière, une ontologie, une manière d’être au monde, qui est tout aussi solide que la nôtre. Simplement, on a pris des trajectoires différentes.
Et comment expliquer cela, que l’on ait pris des trajectoires différentes ?
C’est une question historique, et c’est encore une question abyssale. Et il y a plusieurs types de réponses parce qu’il y a plusieurs moments historiques. Pour certains, cela remonte à la transition entre paléolithique et néolithique. Pour d’autres, c’est arrivé au tout début de l’urbanisation et de la construction des villes… Ces questions de la datation, c’est toujours très complexe. Ce moment où la modernité devient ce qu’elle est aujourd’hui, on peut le faire remonter assez loin.
D’ailleurs, c’est Daria qui vous dit, « quand l’électricité a disparu, le monde des esprits est revenu… »
Quand elle dit cela, j’ai réalisé combien le monde dans lequel on vit était précaire ! On pense être dans des sortes de bulles complètement sécurisées où il ne peut rien se passer. Et en un claquement de doigt, un système politique ou économique s’effondre, tout s’arrête, la lumière s’éteint, et entre guillemets, deux jours après les esprits reviennent… Ils n’étaient donc pas loin, tout est allé très vite en fait. Pendant une trentaine d’années, les Évènes ont été déportés, les enfants envoyés dans des internats pour désapprendre leur langue et parler le russe, apprendre l’histoire russe, puis ils sont allés travailler dans les kolkhozes. Après, il y a eu des kolkhozes avancés, où ils continuaient à travailler avec les rennes, mais en forêt – c’est le cas de la famille de Daria. Ce qui a facilité son retour en forêt, vers l’âge de trente ans, à la chute du système.
C’est un sacré choix… Ils sont d’ailleurs très peu nombreux à l’avoir fait. Est-ce qu’ils n’apparaissent pas comme des résistants face à l’effondrement de notre système ?
En effet, ils ne sont pas du tout bien perçus au sein de leur propre communauté, de ceux qui sont restés au village. Ce sont vraiment les renégats ! C’est le choix de la liberté, du moins d’une autonomie un peu plus forte – même si encore une fois ce sont toujours des zones grises : ils sont tous braconniers. C’est vraiment intéressant de voir comment ce monde se décompose et se recompose un peu comme il peut, et aussi en dialogue quelque part avec la modernité. Ces collectifs ne sont ni dans le folklore, ni dans la représentation politique et par leur choix de vie, font des choix complètement politiques sans le dire nécessairement. C’est pourquoi je suis allée là-bas. Il en existe aussi en Amazonie. Ce qui m’intéresse, ce sont leurs voix complètement englouties mais qui vivent de manière la plus subversive possible par rapport à ce qui est attendu d’eux, à l’injonction gouvernementale d’être des bons indigènes.
« La césure entre littérature et sciences sociales n’a aucun sens »
Vous êtes leur porte-voix… Un peu comme l'écrivain Jim Harrison pour les Indiens d’Amérique…
Merci !... En tous cas, par rapport à l'art et la science… La césure entre littérature et sciences sociales, qui a commencé au 19ième siècle et s’est amplifiée dans les années 1950-60, n’a aucun sens. Pendant la guerre, ce type de réflexion était complètement normal, cela communiquait, il y avait une sorte d’effervescence. Je pense au Collège de sociologie et à Michel Leiris, absolument génial… Et puis, à un moment donné, on a tout saucissonné et il est devenu impossible de prêter sa voix, de produire des effets. Si on produit des effets, c’est que l’on n’est pas un vrai scientifique, on est un littérateur. Mais alors comment faire pour toucher les gens ? Les sciences sociales sont des sciences publiques, on est censé s’adresser à la société civile, au monde et pas juste dans un entre soi, de gens qui se parlent et se réassurent entre eux. Et c’est ce qui se passe à l’heure actuelle : on est en train de régresser totalement si on regarde ce qui se faisait avant les années 60, où il y avait des possibilités de faire résonner toutes les disciplines ensemble. Or c’est au croisement des disciplines que l’on fait le plus de découvertes. Là il y a une forme d’assèchement à tous les niveaux, intellectuel et financier.
Est-ce qu’aux États-Unis et au Canada, il y a le même phénomène ?
C’est plus qu’ouvert, il me semble. Je pense à des chercheurs comme Anna Tsing, professeure d’anthropologie à l’Université de Californie. Je m’étais inspirée de son travail quand j’écrivais ma thèse, Les Âmes sauvages et je l’ai rencontrée aussi chez Bruno Latour… Mais quand on m’a demandé de faire la préface de son livre, Frictions, je l’ai relu complètement différemment, et aussi avec plus de « bouteille ». Et j’ai vraiment compris ce qu’elle essayait de faire dans cet agencement du récit et de l’histoire, de son analyse et de sa manière de faire éclater les ethnographies : elle ne travaille plus juste sur telle ou telle population, elle multiplie les ethnographies. J’ai redécouvert cette méthode de travail ces dernières trois ou quatre années et je la trouve vraiment pertinente. Mais en France, c’est très compliqué et l’institution me fait payer le prix de ma liberté : celle de faire exactement ce que l’on veut faire, se situer aux marges des disciplines, faire des terrains difficiles et être une femme.
Propos recueillis par Olivia Cahn, Véronique Granger et David Moreno
Sources et références :
(1) Croire aux fauves, paru aux Éditions Verticales, 152 p., est un récit autobiographique passionnant et déroutant d'une jeune femme qui a été attaquée par un ours au Kamchatka, en Sibérie. Croire aux fauves a reçu le prix Joseph Kessel et le prix littéraire François Sommer, qui récompense un ouvrage explorant une façon originale et sensible la question des relations de l’homme à la nature.
(2) Daria est la cheffe d’un clan Evène qui a adopté Nastassja Martin. Daria est un des personnages principaux de Croire aux fauves.
(3) Les Âmes sauvages : face à l'Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, La Découverte, 2016, 314 p.
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